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DE L’UNIVERSITÉ DÉPEND L’AVENIR DU MONDE ARABE

La guerre du savoir et des pouvoirs
05 Juin 2008 A quand la nouvelle révolution du savoir et de la connaissance?

Former des jeunes compétents et responsables est la tâche suprême de toute Nation.

La «colonisabilité» dont parlait Malek Bennabi ou «l’aliénation» que décrivait Mostefa Lacheraf sont liées à notre capacité à faire ou non la révolution scientifique pour faire face aux défis du XXIe siècle. Ciblé par les grandes puissances, le monde arabe ne semble pas assez conscient de cet enjeu. Participer à l’effort de démocratisation en garantissant à tous une place pédagogique et en élargissant, par des structures de proximité, l’accès à des formations post-baccalauréat pour des franges de la population issues de catégories modestes, sans que celles-ci n’aient à subir un coût d’expatriation, était l’objectif post-indépendance. Aujourd’hui, sans remettre en cause ces nobles aspects de la démocratisation de l’enseignement; il est urgent de revoir, de fond en comble, ce secteur clef qui souffre de manque de compétences. Sans des formateurs, des enseignants et des chercheurs de haut niveau, les sociétés arabes resteront dominées et de nouvelles formes de «ghettos» et de «réserves indiennes» se profilent à l’horizon.

Le problème de la relève des élites incompétentes
Former des jeunes compétents et responsables est la tâche suprême de toute Nation. Contribuer à la constitution d’un marché étudiant, susceptible de répondre aux besoins des entreprises, de soutenir le développement et d’activer le tissu productif de richesse est le but premier. Par là, créer un climat favorable pour les entreprises et l’emploi, par le biais d’une élévation des qualifications et de transferts de savoir-faire performants. Il s’agit en même temps d’éviter l’exode des jeunes et revitaliser les ambitions et talents au service de la patrie. La deuxième priorité est de rétablir, au sommet de l’échelle, les valeurs de la connaissance comme critères majeurs de promotion sociale. A condition de clarifier les règles du jeu et l’équité fondées sur le mérite. Le troisième objectif est de former des citoyens responsables aptes à exprimer l’identité nationale et à exercer des responsabilités sociales, culturelles et politiques à tous les niveaux. L’absence de perspectives et de possibilités de favoriser la relève des élites incompétentes est le problème, un risque grandissant.
Sur le plan scientifique et technique, il ne peut y avoir aucun progrès sans maîtrise de l’évolution de la structure d’offre. La carte universitaire, selon les disciplines, les cycles, les facultés, les implantations, du nombre d’étudiants par années d’études ou types de formations (en fonction du genre, de la spécialité, de la région…), des effectifs enseignants (grade, matière, ratio titulaires/vacataires, ancienneté) et non – enseignants (administratifs, techniciens), du budget (recettes et dépenses par grandes rubriques), du pôle recherche (recension des équipes par statuts et par domaines, sources de financement, affiliation à des réseaux), de la mobilité (flux d’échanges pour les programmes spéciaux et prioritaires) ou des résultats (taux de réussite par cursus, statistiques relatives à l’employabilité des diplômés, degré de notoriété). Sans un diagnostic précis du malaise et des dysfonctionnements, on ne pourra pas avancer.
Tout travail conséquent devrait avoir pour but de cerner les éléments de prospective. La carte des formations est-elle suffisante et équilibrée? Est -elle appelée à s’élargir ou à se recentrer? Dans quels secteurs, filières, et sur quels créneaux? En concertation avec d’autres structures? À la demande des entreprises? Peut-on envisager de nouvelles implantations? Où? Pour quelles raisons? Vers quel type de «gouvernance», de «culture d’établissement» ou de «pilotage» vont les choix et préférences? Davantage d’autonomie, de flexibilité, de diversification, d’adaptabilité. Quels axes sont prioritaires? De quelles ressources disposons-nous pour atteindre ces objectifs? Quels sont les obstacles susceptibles d’entraver les efforts entrepris? Faut-il encourager: l’émergence de pôles d’excellence, les regroupements sur un même site, la délocalisation des établissements, l’apprentissage tout au long de la vie, la professionnalisation des études?
Comment favoriser le partenariat, la mise en concurrence, la bonne gouvernance et les régulations? Les universités sont contraintes depuis cinquante ans de prendre en compte les seules exigences quantitatives: un nombre toujours plus grand d’étudiants, et des filières au contenu pédagogique obsolète ou ayant peu de prise sur les enjeux, la réalité, le marché du travail et l’environnement. Reste donc à réformer et changer tout cela. Dans le monde du savoir et de la recherche, le mot réforme n’a pas le même sens pour tous. Une majorité d’enseignants reconnaît le besoin d’améliorer la qualité, l’efficacité et l’attractivité du tissu universitaire, mais la méthode pour y parvenir est loin de faire l’unanimité. Certains militent pour des créations massives de postes statutaires et une forte augmentation des salaires et financements. Ceux soucieux de justice, revendiquent également une répartition égalitaire des crédits entre les disciplines, les régions, les équipes et les laboratoires. La recherche est une sorte de service public qui doit être bien réparti et dont l’accès doit être ouvert. Pour d’autres, l’excellence doit être le but premier, car on a affaire à une rude compétition mondiale où les meilleurs triomphent. Ils penchent pour des traitements individualisés destinés à récompenser l’élite et à attirer les jeunes en s’inspirant ouvertement du modèle anglo-saxon.
La solution est dans la cohérence de ces deux visions: justice sociale alliée à l’efficacité. La société du savoir, marquée par une forte intensité de la recherche et une concurrence accrue, fait passer les établissements du supérieur au premier plan et implique de nouveaux rapports avec les pouvoirs publics et la société. Quatre composantes peuvent être distinguées et adaptées à la situation de chaque pays: les facteurs de production du savoir, le niveau de financement, capital humain, espaces et équipements, compétences managériales. A cela s’ajoutent les conditions de la demande du savoir: perception des activités scientifiques par la société, intérêt pour l’évolution des métiers, les débouchés. Au niveau de la tutelle, l’essentiel devrait consister en la stratégie organisationnelle, l’élaboration et la prise de décisions, arbitrages, systèmes de pilotage et de contrôle. La décentralisation est un élément vital pour l’Université, à condition de l’orienter, et de former les managers et les gestionnaires de qualité. Pour les aspects pédagogiques, il faut faire confiance aux enseignants, en fixant les cahiers des charges et principes. Si, dans la plupart des universités arabes, un consensus s’est opéré sur l’importance grandissante de la décentralisation, de la concertation et d’une approche collective associant divers corps et organismes, en pratique la faiblesse de corps communs pour la gestion efficiente, pose problème. La concurrence pour s’ouvrir à des partenariats et obtenir des compétences et des ressources complémentaires peut favoriser l’émergence de nouvelles élites managériales. La connectivité entre les différentes instances est, sous cet angle, cruciale car susceptible d’apporter des compétences en matière de gestion et de communication, ce qui pourrait encore améliorer le fonctionnement des universités et des structures de recherche. Deux discours s’opposent fréquemment: Le premier, porté par l’institution de tutelle et les partis de gouvernement, rappelle les principes fondateurs et l’idéal de la Nation politique, c’est-à-dire qu’il considère que l’Enseignement supérieur doit rester service public. Il pose, cependant, la possibilité de l’ouverture au privé comme inéluctable et, face aux doutes ou aux inquiétudes, assène un argument qui fait miroiter l’avenir: la Nation et le monde arabe n’ont d’autre choix que de s’ouvrir aux partenariats si ils veulent faire pièce aux velléités étrangères de mainmise sur l’économie de la connaissance, promise comme le «Graal» du XXIe siècle pour les pays développés. Le second, que l’on retrouve chez les «libéraux», n’imagine le progrès que sous l’angle du privé ou de la création d’universités étrangères sur le sol national. La mondialisation, menée par l’Ocde, l’OMC, le FMI et les nouvelles technologies de l’information, nous impose, en vérité, un schéma mixte. Au-delà des querelles idéologiques, et quelle que soit la pertinence de tel ou tel point de vue, il convient de reconnaître que le processus d’internationalisation est, avant tout, une réalité, avec ses avantages et ses inconvénients. Nos établissements universitaires, marqués par les bureaucraties, les cultures fermées dont ils procèdent, doivent êtres réformés pour ne pas sombrer plus encore dans un modèle unique qui nivelle par le bas. Ils doivent être orientés vers des objectifs communs, mais chacun devant y tendre de manière spécifique. Les spécificités scientifiques, culturelles, administratives et professionnelles demeurent prégnantes pour la mise en oeuvre de tel ou tel objectif. Si on ne tient pas compte des spécificités scientifiques et régionales et du contexte international on risque de rester dans des «trappes de sous-développement». Avec des outils modernes d’évaluation, on peut orienter chacune des universités vers plus d’autonomie, de diversification des sources de revenus, et un type particulier de filières et d’organisation, tout en préservant le cadre national.
Un large consensus prévaut quant à la nécessité de procéder à une meilleure affectation des ressources et à une plus grande lisibilité des cartes de formation, compte tenu des prévisions démographiques, des restrictions budgétaires et de la concurrence entre établissements, accentuée par l’internationalisation des activités de recherche.

Les sept priorités
Cependant, il manque un programme d’urgence pour mettre à niveau les établissements. Car derrière certains mots-clés comme équipements, lits, places pédagogiques, gouvernance ou management, le lexique officiel laisse entendre, implicitement, l’idée selon laquelle il n’y aurait plus guère de débat possible sur les fins, mais uniquement une expertise à mener à bien sur la gestion des moyens. Si le débat n’est pas relancé et les attitudes par rapport à un espace éducatif arabe ne sont pas rapprochées, l’avenir continuera à être incertain. Car une question reste en suspens: comment repenser l’université sans la vider de son sens? Tout dépend ici de la nature et de l’importance des objectifs, des cadrages nationaux, des stratégies de direction, du degré de priorité financière et d’ouverture au risque, des systèmes de gestion en vigueur, de l’histoire des établissements et des rapports de force entre acteurs et institutions. Dans chaque pays arabe, malgré, pour certains, des grandes réalisations, le poids des pesanteurs des systèmes fermés et l’environnement sclérosé, ne peuvent êtres minorés, ils tendent même à se renforcer sous l’effet d’un double mouvement de décentralisation mal maîtrisée et de la mondialisation subie. Des logiques endogènes de réformes propres à chaque pays doivent êtres mises en oeuvre pour contrebalancer les influences négatives et mettre fin à la déperdition d’énergie. Sept domaines sont prioritaires: le statut et la formation des formateurs, la révision périodique des contenus des programmes d’enseignement, la méthode de transmission du savoir, l’adéquation formation-emploi, la recherche-développement, le statut de l’étudiant, les conditions de progression. A quand la nouvelle révolution du savoir et de la connaissance? Elle dépend de celle de la citoyenneté démocratique. Mais, en même temps, elles sont liées. L’Université, qu’elle le veuille ou non, est l’avant-garde. Si elle reste en marge, c’est tout le reste qui en pâtît. Elle ne peut plus attendre que la société se réveille pour s’éveiller.

(*) Professeur des Universités
www.mustapha-cherif.net