Choc ou alliances des civilisations ? La culture au coeur de la Méditerranée

Colloque International de Nice

IRIS

Choc ou alliances des civilisations ?

Par Mustapha Cherif

 

Dialogue des civilisations, ces mots sont tellement usés que leur usage est suspect. Dans un contexte où le cynisme, la cruauté, l’arrogance et le double langage sont banalisées, ne servent-ils pas d’enseignes à l’entreprise de justification de l’hégémonie, dont la loi est celle de la concentration croissante des richesses et des instruments de décision, même si d’autres pôles sont en cours d’émergence ? Celui qui se déclare algérien, maghrébin, arabo-berbère, méditerranéen, héritier de l’esprit de l’Andalousie, connaît la valeur réelle de ces mots.  Alors que les deux mondes, Occident –Orient, sont mêlés et imbriqués, et la distinction entre eux n’a pas vraiment lieu d’être, des propagandistes cherchent à les opposer et à imposer l’amnésie afin de faire diversion aux injustices et souffrances.

 

Durant des siècles se sont mêlés des peuples d’Orient et d’Occident. Dialoguer est une pratique ancienne et sage. Ce monde est bien le notre, celui de tous. Cependant, trois causes au moins nourrissent la logique de la confrontation : 1- L’ignorance de partout 2- Les injustices de partout et 3-la stratégie d’hégémonie. Cela suscite un regain de la xénophobie, d’une part  et du fanatisme d’autre part. Il y a urgence à dialoguer, pour désenclaver les cultures, car les identités repliées et cloisonnées sont la manifestation du problème. La sortie de crise morale passe par le dialogue. On ne dialogue pas pour dicter sa loi. Un dialogue n’est pas seulement un face-à-face avec autrui, il est avec soi-même acceptant d’être transformé. On a besoin les uns des autres, nul ne peut faire face seul aux défis complexes et multiples de notre temps, les enjeux sont le même pour tous, à commencer par celui du risque de deshumanisation, quelque soit la différence entre faibles et puissants.

 

Le Choc : une diversion

 

Les écrits depuis 1993 sur la stratégie du « clash des civilisations» entre le monde musulman et l’Occident, bien avant les attentats du 11 septembre, sont l’expression de l’invention d’un nouvel ennemi après la chute du mur de Berlin en 1989. L’islamophobie est une diversion antérieure au terrorisme des faibles. Le concept de « civilisation » réduit les tensions à des questions culturelles. Malgré des siècles de rapports féconds, l’islamophobie au Nord et les courants du repli au Sud présentent des tableaux tronqués,  ils nient les liens entre le « Grec » et « l’Arabe », entre le « Juif » et l’Arabe », entre le « Latin » et « l’Arabe ». Des jugements de valeur, qui refusent la diversité et opposent des blocs imaginaires : Jésus et Mohammed, l’Orient et l’Occident, l’islam et le christianisme, le barbare et le civilisé.

 

L’Occident a été judéo-islamo-chrétien et gréco-arabe. Le monothéisme, l’humanisme et la Méditerranée sont nos sources communes, combinées, entremêlées et recomposées. Il n’y a pas d’hostilité entre les civilisations, mais des courants tentent de cibler autrui différent comme ennemi, afin que les pulsions de violence qui sommeillent en chacun exacerbées par les misères économiques, psychiques, culturelles, les injustices, les inégalités et  l’oppression, se déversent dans une autre direction que celle des systèmes en place. C’est la politique du bouc émissaire, de la culture de la peur, qui désigne l’autre comme une menace. Il ne peut y avoir d’entente, d’échange et de partage si d’entrée de jeu on appréhende l’autre comme un ennemi potentiel. Dans ce contexte les courants xénophobes dénient à l’autre civilisation les points de convergences, la part qu’elle à prise à l’œuvre de l’humanité et refusent de lui reconnaitre son droit à vivre ses multiples appartenances.

 

L’on ne pourra pas comprendre l’humanisme, « qu’est ce l’homme ? », sans dialoguer avec les autres civilisations. « L’humanisme ne pense pas assez haut l’humanitas de l’homme », reconnait la philosophie moderne. La civilisation de l’humanisme n’est pas visible, c’est parfois même le contraire qui transparait. Il ne s’agit pas de faire retour au religieux comme solution, mais de réactiver l’humanisme, car 1- l’autrui contribue à faire connaître ce que veut dire être « humain » 2- s’ouvrir à des normes communes a peu à voir avec les dangers que les approches fermées font courir à la liberté et à la dignité des hommes  3- vivre ensemble est incontournable. Les défis communs appellent à faire entendre la voix de cultures dignes de leurs hautes traditions, non pas « modérées » – qualificatif faible- mais celles de l’interprétation, de l’ouverture, de la hauteur de pensée, ce qui n’exclut pas la vigilance, la critique et l’autocritique. Retrouver des normes universelles qui  organisent la vie en commun sans avoir à nier autrui est une des tâches essentielles de notre temps.

 

Des politiques et des média imposent au Nord un discours négatif sur autrui différent, au Sud sur l’Occident. Edifier des passerelles est vital. La centralité de la Méditerranée ne peut être niée, en conséquence on ne peut se limiter à des projets techniques. Sans les dimensions humaines et culturelles, le partenariat sera amputé de l’essentiel. Nous aurions espéré que l’UPM  par exemple, soit celle d’un partenariat entre l’Union européenne et le monde Arabe. La visibilité aurait été grande. Il n’y aurait eu aucune appréhension, ni celle d’une normalisation prématurée avec Israël, ni celle qui dévie l’adhésion de la Turquie à l’UE. Les concepts de monde arabe et de Maghreb  qui renvoient à des dimensions géoculturelles doivent êtres gardés en vue, la Méditerranée n’est pas le lieu de la dilution.

La culture religieuse au cœur du débat

Sur le plan de l’histoire culturelle, l’Occident s’est forgé en opposition à ses altérités, dans un mouvement de rupture et d’appropriation de la raison, de la démocratie et de la sécularisation. Ces concepts méritent d’être réinterrogés, car contrairement aux préjugés, ils ne sont pas étrangers à d’autres cultures comme celles de l’islam. Dans ce contexte, alors que tous les Européens ne confondent pas islam et fanatisme, l’inconscient collectif considère le « musulman » comme l’étranger qui résiste au système de valeurs modernes. Que les musulmans fassent lever des questions est légitime. Nous devons accepter les critiques au sujet de conduites problématiques, mais pas les amalgames et les jugements hâtifs.  Il est vital de reconnaitre à l’autre le droit de garder vivante sa culture, sans se couper du monde.

 

Les Lumières de la raison, instrumentalisée n’ont pas éclairé la totalité de l’être humain, alors que des questions culturelles comme « comment apprendre à vivre ?», « qu’est-ce que l’homme ? », « quel sens donner à la vie ? » se posent, on nous refuse le droit à la critique. Les Européens s’interrogent sur l’état du monde musulman : les débats sur la réforme, le pluralisme, la bonne gouvernance? Ce n’est pas islamophobe de poser ces questions. Mais, à l’opposé de ce que des non-musulmans peuvent penser il existe une islamophobie où c’est le musulman, comme le Juif hier, qui est condamné. Hantée par la religion, l’Europe est traversée par deux mouvements, l’effort pour faciliter le partenariat et une tournure crispée envers les musulmans.

 

Il n’est pas exact que tout l’Occident assimile « musulman » et « fanatique », mais des propagandistes pour masquer leurs impasses parlent de choc et font croire que l’Islam est source de violence. Ces propagandistes « fabriquent » de la terreur et des « extrémistes » et les manipulent pour faire peur et justifier l’occupation et l’hégémonie. Injustices, présence de soldats étrangers, politique des deux poids et deux mesures contredisent, comme en Palestine, les nobles principes prônés par la rive Nord. Dans ce contexte, se pose une question pour faire reculer la logique de la confrontation : Jusqu’à quand vont durer les injustices et les agressions qui produisent désespoirs, extrémismes et culture de la colère au Sud et culture de la peur au Nord? Il est urgent de penser ensemble les causes.

 

L’opinion finit par ne plus voir que la violence de l’autre, dont elle ne saisit pas les raisons. Certes, le monde entier constate à quels extrémismes peut conduire la dérive fanatique de certains « adeptes » d’une grande religion comme l’islam et constate l’injustifiable pérennité des despotismes. L’usurpation du nom de l’islam est injustifiable, et « Le musulman est parfois une manifestation contre sa religion » comme l’affirmait, il y a un siècle, l’Emir Abdelkader El Djazairi. Mais comme le souligne Hannah Arendt, c’est souvent le résultat de provocations et d’injustices : « Dans les régimes totalitaires, la provocation… devient une façon de se comporter avec son voisin » Même si les préjugés datent de 15 siècles,  l’islamophobie depuis la fin de la guerre froide, exploite et amplifie les faiblesses du monde musulman et les réactions aveugles des groupuscules.

 
 La stratégie du choc des civilisations pratique la désinformation et impose l’idée que résister aux occupations  est un acte de violence inadmissible. Le droit à la résistance réside pourtant dans les conditions qui autorisent –ou interdisent- son recours. En Islam, comme l’exprime St Augustin pour la notion de guerre juste, la question de la résistance ne peut être pensée en dehors du contexte. Ainsi, le recours à la « violence » comme contre-violence, dernier recours imposé, ne peut intervenir que si la paix, la survie, la dignité sont compromises. L’Humanisation des rapports humains a été possible grâce à l’interculturel. Le méditerranéen n’a pas découvert le sens du partage le plus large c'est-à-dire celui de la communauté humaine seulement au XVIIIe siècle qui reste un moment phare de l’émancipation. La logique du conflit est aujourd’hui exacerbée à la fois par la représentation non seulement areligieuse mais anti religieuse du monde moderne et par l’instrumentalisation de la religion par des forces rétrogrades de la tradition. 

 

Droit à la critique

 

Nous avons abouti à une situation ambivalente, malgré les acquis de la sécularisation, le développement du savoir détaché des sources religieuses, comme l’a été le savoir arabe, l’émancipation en Europe vis-à-vis de l’autorité religieuse et une séparation logique de la sphère du public et du privé, on a aboutit aussi à la marginalisation des principes abrahamiques et à une remise en cause de la possibilité de la justice et du vivre ensemble. Le risque est celui d’une neutralisation des deux dimensions de l’homme : le politique (la démocratie) et le religieux (une éthique). Après les mots d’ordre totalitaires « tout est politique » ou « tout est religieux », on impose « rien n’est politique, rien n’est religieux », pour laisser place au nihilisme et au nouveau mot d’ordre : tout est marchandise. Cette vision impose une seule culture, une seule conception du progrès et des relations entre les peuples, résultat le dialogue de sourds est désastreux : Les relations internationales ne sont pas démocratiques, les despotismes perdurent et la désorientation s’étend. Pratiquer l’autocritique afin de dépasser ses propres points d’aveuglements au sujet des dérives de sa tradition et celles du désordre mondial est un devoir.


Sur le plan de la culture, le citoyen moderne n’a plus de lien avec la religion ou le sacré. Ce n’est pas la fin du monde, mais c’est la fin d’un monde. Et il nous faut le comprendre pour inventer un autre qui échappe à toute fermeture. Sur le plan du savoir, l’aspect inquiétant est la remise en cause de la possibilité de penser autrement. Deux récits paradoxaux de la culture moderne affirment que la culture religieuse doit servir à consoler sans se mêler du monde, ou bien est aliénation. Faute d’échanges culturels continus et conséquents la recherche commune du juste, du beau et du vrai autour de la Méditerranée est hypothéquée. Les impasses se mondialisent, aggravées par la politique des deux poids et deux mesures, ce qui rend urgent le besoin d’une civilisation du vivre ensemble.

 

Finalité du dialogue

 

Le dialogue des cultures a trois buts : l’interconnaissance, une parole commune et la justice, c’est ce qui nous manque le plus. Ce que la rive Nord doit comprendre : l’extrémisme est l’anti-islam et le musulman a participé et le peut encore, à la recherche de la civilisation. Ce que la rive Sud doit comprendre : son ouverture sur la plus grande des communautés celle de l’humanité, où se conjuguait unité et pluralité, avait permis le vivre ensemble autour de la Méditerranée. Il reste un avenir si les discours dominants mettent fin à la politique de l’épouvantail et au déni de ce que nous avons en commun, s’ils arrêtent d’imposer de manière régressive une vision monolithique de leur propre culture et celle des autres et s’il est mis fin à l’instrumentalisation de la religion.

 

Les mesures concrètes en découleront pour éduquer, informer et vivre ensemble comme une chance partagée. Mon pays l’Algérie carrefour des cultures et terre d’hospitalité, par-delà son histoire douloureuse et ses souffrances, ou à cause de cela, assume sa méditérranéité et reste attachée au dialogue des cultures en vue de forger une nouvelle civilisation universelle. Tout en étant conscient des pesanteurs, de  l’asymétrie des forces et des déséquilibres, mais sachant que nul n’a le monopole de la vérité et que la justice envers autrui est au cœur de toute dynamique porteuse d’avenir, l’homme de bonne volonté ne peut que choisir l’amitié dans la franchise.


Mustapha Cherif

1- Lettres aux français édits Anep 
2- Le Système totalitaire, Edition Essais-Points

 

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