LE MONDE MUSULMAN FACE LA CRISE MONDIALE

 LE MONDE MUSULMAN FACE LA CRISE MONDIALE 

Par Mustapha Cherif

Dans une époque que dominent la connaissance technoscientifique et le concept de la société du savoir, la production scientifique des pays musulmans est encore marginale, selon le dernier rapport de l’Unesco sur la science. Les données fournies par le rapport, établi tous les cinq ans, concernant la production scientifique des pays musulmans, sont significatives d’une situation alarmante. En matière de techno-sciences le monde musulman, avec une population d’environ 1,5 milliard, près du quart de la population mondiale, ne produit que moins de 5% de la production scientifique mondiale! Le sous-développement du Monde arabe est symbolisé par un autre taux dramatique: environ 40% des populations sont analphabètes. 

Forger au savoir et humaniser


Les capacités de production de la science permettent le développement, la sauvegarde de la souveraineté et de nouvelles perspectives. La situation des sociétés musulmanes est préoccupante. Jusqu’à quand les alarmes seront-elles ignorées? Même la Banque islamique de développement, en 2008, confirmait le constat alarmant: «Les 57 pays à population majoritairement musulmane ont sensiblement 25% de la population mondiale, mais moins d’1% des scientifiques produisent moins de 5% de la science et font à peine 0,1% des découvertes originales mondiales liées à la recherche chaque année.» La fuite des cerveaux et la mainmise par des politiciens médiocres sur les organes de décisions aggravent la situation.
Il est urgent de revoir ces données, tout en tenant compte de l’hétérogénéité des pays. La Turquie, par exemple, est un pays musulman émergent, la 16e économie mondiale.


Les chercheurs savent que sans un climat politique ouvert, stable, de responsabilisation, lié à une échelle des valeurs, soutenu par des moyens conséquents et un environnement propice à la recherche, il est difficile de progresser. Qui maîtrise la science détiendra les outils du développement. L’Ecole et la valorisation du métier d’enseignant, au centre du système éducatif, en sont les enjeux.
Dans un article paru sur L’Expression, le sociologue Nadji Safir, avec pertinence et objectivité, analyse les données publiées par l’Unesco concernant les pays musulmans. Il a raison de tirer la sonnette d’alarme sur les retards du monde arabo-musulman. La gravité de la crise mondiale et la complexité du devenir de l’humanité obligent à compléter l’approche par une critique du système mondial ambivalent et partant des défis auxquels le Monde arabe est confronté.


Il faut non seulement forger à la science, mais aussi répondre à des exigences de fond. D’une part, il est clair qu’il n’y a pas d’alternative à donner la priorité au savoir scientifique si nous voulons avoir droit au chapitre, répondre aux besoins des populations de nos sociétés et préserver notre personnalité; d’autre part, il est évident que les pays développés sont confrontés à une crise sans précédent. Gardons-nous de les imiter aveuglement au niveau du projet de société.
Nous sommes dans une phase historique qui interpelle toute l’humanité en raison des impasses produites par la poursuite d’une croissance prédatrice en hommes et en matières. La marchandisation du monde et la perte de valeurs et d’éthiques remettent en cause les fondements de l’humain. La crise économique est le reflet du désordre. Un autre récent rapport, celui des Nations unies sur la situation économique mondiale et les perspectives 2011, montre la gravité de la situation due au système consumériste et au libéralisme sauvage.


Dans ce contexte troublant, selon les experts, des défis techniques attendent les économies de la planète, tels comment trouver de nouvelles ressources financières pour fournir un soutien budgétaire supplémentaire; trouver une meilleure synergie entre les politiques budgétaire et monétaire; assurer un financement suffisant des pays en développement; mieux coordonner les politiques économiques des grands pays.
Il n’est question que de mesures techniques et non d’une révision de fond des politiques elles-mêmes. C’est l’économisme qui prévaut. Pour les pays musulmans, le problème est aigu, car tous les problèmes se posent en même temps. Il s’agit de penser un projet de société cohérent, de bâtir un Etat de droit, de former un citoyen instruit et responsable, d’apprendre à rationnaliser les modes de gestion et de donner la priorité aux ressources humaines.


La crise générale atteint toutes les branches de l’activité humaine et se manifeste différemment suivant les pays. Dans le Monde arabe, la baisse constante du niveau d’éducation et du civisme, la déperdition en matière de capital humain et la dépendance technoscientifique sont l’expression d’une faillite du système. Ce sont des questions politiques.
Le Monde arabe est confronté à un triple défi pour sortir du sous-développement: sur la base de la démocratisation, de la maîtrise des sciences et des technologies et d’une vision critique de la crise du modèle dominant qui mène à la déshumanisation et à des déséquilibres graves. 

Les contradictions


Le temps n’est plus d’imiter le processus de déclin, la difficulté du savoir moderne à favoriser un monde juste et équilibré, au moment où la mondialisation est celle des inégalités et se présente comme une occidentalisation qui impose ses divisions, ses prédicats, ses concepts et ses catégories et au moment où l’Orient semble incapable de bien résister par la créativité. Pourtant la révolution scientifique et technique peut être, non seulement assumée, mais refaçonnée à nos propres fins. Nous devons pouvoir nous affirmer tels que nous nous sentons et nous voulons. Or, l’essence de la modernité et, partant, de la mondialisation, semble vouloir imposer, de la part d’un savoir dominant, trois facteurs contraignants et discutables.


1. La tension entre science et conscience est forte, car le concept d’infinité de la recherche est dictatorial, alors qu’il est légitime de chercher à poser des limites éthiques au déchaînement de toutes les exploitations. Il ne faut pas avoir peur de la science, il faut bien au contraire, de la science, nul ne peut, ni ne doit, arrêter le progrès scientifique, mais pour quelles finalités? Plus que jamais, s’offre la maxime «Science sans conscience n’est que ruine de l’âme».


2. L’individu et le vivre-ensemble: Le monde moderne est caractérisé par l’individualité. L’Occident est moderne parce qu’il a atteint un niveau élevé dans sa recherche d’un individu autodéterminé. L’individu au centre, considéré comme la marque propre de l’Occident, prétend montrer au monde la seule voie possible de l’émancipation. Pourtant l’enjeu n’est pas seulement l’autonomie de l’individu mais aussi le vivre-ensemble.


3. La raison et le sensible: Une des dimensions qui caractérisent le monde moderne est la disjonction entre la logique et le sens. Ces trois caractéristiques – l’infinité de la recherche, l’individualisme et la raison coupée du sens – posent problème pour les peuples qui recherchent la cohérence.


Sur le plan du sens de la vie, en conséquence, le premier point inquiétant est d’ordre éthique qui adhère à une grille de lecture faisant place aux valeurs de l’esprit et/ou au sentiment religieux, voit marginaliser tout le champ de la vie. Il n’y a pas de lien entre la mondialisation de savoirs unilatéraux et le sens de la vie auquel les peuples, notamment monothéistes ou liés à des sagesses ancestrales, sont attachés. C’est la fin d’un monde, il nous faut le comprendre pour tenter d’en inventer un autre qui échappe à toute fermeture. Aujourd’hui, la réalité, ce n’est pas simplement la sécularisation comme mouvement positif, mais son corollaire, la désignification du monde.


Sur le plan politique, le problème réside dans le fait que le corps social est réduit à un corps productif, soumis aux intérêts des détenteurs de capitaux. C’est la course à la richesse et le consumérisme dans leurs formes dévastatrices, valorisés comme phénomènes modernes.
Cette dépolitisation de la vie et sa marchandisation remet en cause la possibilité de faire l’histoire, d’être un peuple responsable, capable de décider, de résister au nom de la liberté, d’avoir ses raisons et d’avoir raison, de donner force et réalité à un projet de société choisi après débat. En dépit de la généralisation de la science, de la légitimité des institutions, de la prédominance des droits de l’homme, de la libre entreprise, des normes juridiques, la possibilité d’exister en tant que peuples et citoyens responsables, participant à la recherche collective et publique du juste, du beau et du vrai, est hypothéquée. L’avenir dépend moins de la décision de chaque citoyen que de systèmes.


Le désordre du monde moderne est aveuglant. On va dans une mauvaise direction. Le système dominant vise l’hégémonie. Il demande une mobilisation totale, même si ce totalitarisme ne se présente plus sous sa forme brutale de naguère. Il s’agit pour lui de modeler tous les systèmes – scientifiques, éducatifs, culturels, sociaux – sur les besoins des entreprises commerciales.
Le processus infini d’accroissement de la production a franchi la limite au-delà de laquelle il ne lui est plus possible de dissimuler le besoin de totalité qui lui est inhérent. Mondialisation, totalisation, clôture: nous sommes engagés dans ce processus. L’individu ne sait plus comment fonder la validité de ses actes et de ses projets. Au sein même de l’Occident, des citoyens ne se retrouvent pas dans le système qui leur est imposé. Les revendications écologiques et sociales vont au-delà des problèmes immédiats, une dimension du désir profond de l’existence veut être entendue.


Sur le plan du savoir et de la connaissance, le troisième aspect inquiétant remet en cause la possibilité de penser et de penser autrement. Le cloisonnement et la technicité l’emportent sur la transversalité, la diversité et le partage.
La mondialisation vise à maîtriser toutes les choses de la vie par l’exploitation des résultats des sciences exactes, appréhendées comme les seules qui soient pertinentes pour la logique du développement. Malgré le travail des sciences humaines et sociales, le savoir moderne privilégie les sciences dites exactes et leurs applications, soumises à la logique du marché. Il y a un mouvement mondial qui détruit l’Université selon son concept de lieu du savoir libre et gratuit pour rectifier des déviations et réexaminer les incohérences, pour décider librement des objectifs de la recherche et réinventer d’autres formes à donner à l’existence.

 

Responsabilité collective


Aujourd’hui, tous les problèmes se posent en même temps, politique, économique et culturel. C’est un «malaise dans la civilisation» et «une crise des sciences européennes» déjà annoncée au XXe siècle par des penseurs, d’Husserl à Heidegger, de Freud à Lacan, de Derrida à Legendre, de Massignon à Berque. Dans le pire, peut naître le dépassement.
Le Monde arabe, ankylosé, qui n’a pas réalisé les promesses de l’indépendance chèrement acquise, doit libérer ses énergies et ses riches potentialités humaines pour pouvoir s’émanciper, reprendre sa place et contribuer à forger une nouvelle civilisation qui fait défaut. L’ère moderne industrielle, malgré de prodigieuses avancées, n’a pas su créer de civilisation.
Il y a un début de conscience aujourd’hui que notre époque s’éprouve en impasses, mais aussi en opportunités si on pratique la synergie.

 C’est une responsabilité collective. Il n’y pas de fatalité, ni de malédiction. Nous devons prendre conscience, que malgré tant d’archaïsmes, de fermetures et le désert culturel qui nous encerclent, qu’il peut faire bon vivre dans nos pays, surtout en Algérie, si on sait allier progrès scientifique et authenticité.Mustapha Cherif

 

 

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