Choc ou alliances des civilisations?

Choc ou alliances des civilisations?

Par Mustapha CHERIF*

« Dialogue des civilisations », ces mots sont tellement usés que leur usage est suspect. Dans un contexte où le cynisme, la cruauté, l’arrogance et le double langage sont banalisés, ne servent-ils pas d’enseignes à l’entreprise de justification de l’hégémonie, dont la loi est celle de la concentration croissante des richesses et des instruments de décision, même si d’autres pôles sont en cours d’émergence ? Celui qui se déclare algérien, maghrébin, arabo-berbère, méditerranéen, africain, héritier de l’esprit de l’Andalousie, connaît la valeur réelle de ces mots. Alors que les deux mondes, Occident –Orient, sont mêlés et imbriqués, et qu’aujourd’hui on peut dire que la distinction entre eux n’a pas vraiment lieu d’être, des propagandistes cherchent à les opposer et à imposer l’amnésie afin de faire diversion aux injustices et souffrances. La riche histoire de notre pays prouve qu’il est possible d’articuler culture de la résistance et ouverture sur le monde.

Durant des siècles se sont mêlés des peuples d’Orient et d’Occident. Dialoguer est une pratique ancienne et sage. Pourquoi ne serions-nous pas capables de nous penser comme un creuset pour une culture encore inédite ? La « mondialité » peut porter les chances d’un espace commun de sens possible. Ce monde est bien le nôtre, celui de tous. Cependant, trois causes au moins nourrissent la logique de la confrontation : 1- L’ignorance 2- Les injustices et 3- la stratégie d’hégémonie. Cela suscite un regain de la xénophobie, d’une part et du fanatisme d’autre part. L’Algérie a toujours privilégié le dialogue, les solutions pacifiques et le rapprochement entre les peuples. Il y a urgence à dialoguer, pour désenclaver les cultures, car les identités repliées et cloisonnées sont la manifestation du problème. La sortie de crise morale mondiale passe par le dialogue interculturel.

On ne dialogue pas pour dicter sa loi. Un dialogue n’est pas seulement un face-à-face avec autrui, il est avec soi-même acceptant d’être transformé. On a besoin les uns des autres, nul ne peut faire face seul aux défis complexes et multiples de notre temps, les enjeux sont les même pour tous, à commencer par celui du risque de déshumanisation, quelque soit la différence entre faibles et puissants. Le dialogue interculturel, doit favoriser des réponses crédibles face aux défis éducatifs communs, tels comment l’Ecole et l’Université doivent-elles faire coexister les deux cultures, celle des humanités et celle de la scientificité, celle des valeurs éthiques et celle de la logique du Marché, celle de la mémoire et celle du futur ? Comment articuler l’excellence avec la massification, le primat de la vérité et l’éthique de la connaissance avec l’utilité et l’efficience?

Le Choc : une diversion

Les écrits depuis 1993 sur la stratégie du « clash des civilisations » sont l’expression de l’ignorance et de l’invention inique de l’image d’un nouvel ennemi après la chute du mur de Berlin en 1989. L’islamophobie est une diversion ancienne. Le concept insensé de « choc des civilisations » réduit les tensions à des questions culturelles, alors que les civilisations sont pas natures ouvertes les unes sur les autres. Malgré des siècles de rapports féconds, l’islamophobie au Nord et les courants du repli au Sud présentent des tableaux tronqués, ils nient les liens entre les cultures. Des jugements de valeur refusent la diversité et opposent des blocs imaginaires.

L’Occident a été judéo-islamo-chrétien et gréco-arabe. Le monothéisme, l’humanisme et la Méditerranée sont nos sources communes, combinées, entremêlées et recomposées. Il n’y a pas d’hostilité entre les civilisations, mais des courants tentent de cibler autrui différent comme ennemi, afin que les pulsions de violence qui sommeillent en chacun exacerbées par les misères économiques, psychiques, culturelles, les injustices, les inégalités et l’oppression, se déversent dans une autre direction que celle des systèmes dominants. C’est la politique du bouc émissaire, de la culture de la peur, qui désigne l’autre comme une menace. Il ne peut y avoir d’entente, d’échange et de partage si d’entrée de jeu on appréhende l’autre comme un ennemi potentiel. Dans ce contexte les courants xénophobes dénient à l’autre civilisation les points de convergences, la part qu’elle a prise à l’œuvre de l’humanité et refusent de reconnaitre en l’autre son droit à vivre librement ses multiples appartenances.

L’on ne pourra pas comprendre l’humanisme, « qu’est ce l’homme ? », sans dialoguer avec les autres civilisations. « L’humanisme ne pense pas assez haut l’humanitas de l’homme », reconnait la philosophie moderne. La civilisation de l’humanisme n’est pas visible, c’est parfois même le contraire qui transparait. Il ne s’agit pas de faire retour au sacré comme solution, mais de réactiver l’humanisme et l’éthique, car 1- l’autrui contribue à faire connaître ce que veut dire être « humain » 2- s’ouvrir à des normes communes a peu à voir avec les dangers que les approches fermées font courir à la liberté et à la dignité des hommes 3- vivre ensemble est incontournable. Les défis communs appellent à faire entendre la voix de cultures dignes de leurs hautes traditions, non pas seulement « modérées » – qualificatif faible- mais celles de l’interprétation, de l’ouverture, de la hauteur de pensée, ce qui n’exclut pas la vigilance, la critique et l’autocritique. Retrouver des normes culturelles universelles qui organisent le commun, sans avoir à nier autrui, est une des tâches essentielles de notre temps.

Des politiques et des médias imposent au Nord un discours négatif sur autrui différent, au Sud sur l’Occident. Les préjugés datent de 15 siècles. Edifier des passerelles, éducatives, épistémologiques et culturelles, est vital. La place primordiale de la culture ne peut être niée. Sans les dimensions humaines et culturelles, le partenariat sera amputé de l’essentiel. Le concept de « Maghreb » qui renvoi à des dimensions géoculturelles doit êtres gardé en vue, la Méditerranée n’est pas le lieu de la dilution. L’Algérie est centrale dans cet horizon et son parcours démontre que la notion de communauté médiane est possible.

La culture au cœur du débat

Sur le plan de l’histoire culturelle, l’Occident s’est forgé en opposition à ses altérités, dans un mouvement de rupture et d’appropriation de la raison, de la démocratie et de la sécularisation. Ces concepts méritent d’être réinterrogés, car contrairement aux préjugés, ils ne sont pas étrangers à d’autres cultures. Dans ce contexte, alors que tous les Européens ne confondent pas spiritualité et fanatisme, l’inconscient collectif considère le « musulman » comme l’étranger qui résiste au système de valeurs modernes. Que les musulmans fassent lever des questions est légitime. Nous devons accepter les critiques au sujet de conduites problématiques, mais pas les amalgames et les jugements hâtifs. Il est vital de reconnaitre à l’autre le droit de garder vivante sa culture, sans se couper du monde.

Les Lumières de la raison instrumentalisée n’ont pas éclairé la totalité de l’être humain, alors que des questions culturelles comme « Comment apprendre à vivre ? », « Qu’est-ce que l’homme ? », « Quel sens donner à la vie ? » se posent, on nous refuse le droit à la critique. Des opinions s’interrogent sur l’état du monde musulman : les débats sur la réforme, le pluralisme, la bonne gouvernance ? Ce n’est pas être islamophobe de poser ces questions. Mais, à l’opposé de ce qu’ils peuvent penser, il existe une islamophobie où c’est le Musulman, comme le Juif hier, qui est condamné. Hantée par la religion, l’Europe est traversée par deux mouvements, l’effort pour faciliter le partenariat et une tournure crispée envers les musulmans.

Il n’est pas exact que tout l’Occident assimile « culture traditionnelle » et « fanatique », mais des propagandistes pour masquer leurs impasses parlent de choc et font croire que la culture de l’autre est source de violence. Injustices et politique des deux poids et deux mesures contredisent, les principes civilisationnels. L’opinion finit par ne plus voir que la violence de l’autre, dont elle ne saisit pas les raisons. Certes, le monde entier constate à quels extrémismes peut conduire la dérive fanatique de certains « adeptes » d’une grande religion. L’usurpation du nom est injustifiable, « le musulman est parfois une manifestation contre sa religion » (1) affirmait, il y a un siècle, l’Emir Abdelkader El Djazairi. Comme le souligne Hannah Arendt, c’est souvent le résultat de provocations et d’injustices : « Dans les régimes totalitaires, la provocation… devient une façon de se comporter avec son voisin » (2).

Droit à la critique

Nous avons abouti à une situation ambivalente. Malgré les acquis de la sécularisation, le développement du savoir détaché des sources traditionnelles, comme l’a été le savoir arabe, l’émancipation en Europe vis-à-vis de l’autorité de la tradition et une séparation logique de la sphère du public et du privé, a abouti à la marginalisation des principes abrahamiques et à une remise en cause de la possibilité du dialogue interculturel, de la justice et du vivre ensemble. Le risque est celui d’une neutralisation des deux dimensions de l’homme : le politique (la démocratie) et le religieux (une éthique).

Après les mots d’ordre totalitaires « tout est politique » ou « tout est religieux », on impose « rien n’est politique, rien n’est religieux », pour laisser place au nihilisme et au nouveau mot d’ordre : « tout est marchandise ». Cette vision réductrice impose une seule et faible culture, une seule conception du progrès et des relations entre les peuples. Le dialogue de sourds est désastreux et partant les relations culturelles internationales ne sont pas démocratiques. Pratiquer l’autocritique afin de dépasser ses propres points d’aveuglements au sujet des dérives de sa tradition et celles du désordre mondial est un devoir.

La modernité a permis de l’émancipation et en même temps, compte de choix arbitraires de systèmes dominants, a produit des inégalités, des injustices et de la déshumanisation. Aujourd’hui, de plus en plus de peuples ont pris conscience de ce paradoxe et se veulent modernes et humains, libres et conformes à une éthique, cosmopolites et singuliers. Ces exigences sont prometteuses. Cela signifie que l’on peut répondre à la désignification du monde, autrement que par le repli.

Sur ce plan de la culture, le citoyen moderne n’a plus de lien avec la diversité. Le multiculturalisme est contesté par l’ambition d’hégémonie. Le système éducatif se trouve en crise de par la crise globale sociétale. Ce n’est pas la fin du monde, mais c’est la fin d’un monde. Il nous faut le comprendre pour inventer un autre qui échappe à toute fermeture. Sur le plan du savoir, l’aspect inquiétant est la remise en cause de la possibilité de penser autrement et du principe d’autorité. Deux récits paradoxaux de la culture moderne affirment que la culture traditionnelle doit servir à consoler sans se mêler du monde ou bien est aliénation. Faute d’échanges culturels continus et conséquents la recherche commune du juste, du beau et du vrai est hypothéquée. Les impasses se mondialisent, ce qui rend urgent le besoin d’une civilisation du vivre ensemble. L’Algérie creuset de civilisation défend le dialogue des cultures.

Finalité du dialogue

Le dialogue des cultures a au moins trois buts : l’interconnaissance, la mise en place de normes communes, et la justice sur tous les plans, pour apprendre à vivre ensemble la mondialité. Le repli est étranger à notre culture. Le citoyen de la rive Sud a participé et le peut encore, à la recherche de la civilisation. La rive Sud doit retrouver son ouverture sur la plus grande des communautés celle de l’humanité, tout en conjuguant unité et pluralité qui a permis l’épanouissement et le vivre ensemble. Les discours dominants en rive Nord de leur côté doivent mettent fin à la politique du déni de ce que nous avons en commun et arrêtent d’imposer de manière régressive une vision monolithique et unilatérale de la culture. Responsabilité partagée.

Les mesures concrètes en découleront pour éduquer, humaniser et responsabiliser, comme une chance partagée. Cinquante années après le recouvrement de sa souveraineté, l’Algérie, carrefour des cultures et terre d’hospitalité, compte tenu de ses valeurs, de son histoire et de sa géographie, assume son universalité et sa singularité et reste plus que jamais attachée au dialogue des cultures, en vue de forger une société de la connaissance et contribuer à édifier une nouvelle civilisation universelle. Sachant que nul n’a le monopole de la vérité et que la justice et la pluralité sont au cœur de toute dynamique porteuse de progrés authentique, l’homme de bonne volonté ne peut que choisir la recherche du savoir et le débat interculturel, dans le respect mutuel. Il reste un avenir.

*Mustapha Cherif est Professeur des Universités, ancien ministre de l’Enseignement supérieur, spécialste du dialogue des cultures.

Mail : intellectuels@yahoo.fr
1- L’Emir Abdelkader, Lettres aux français édits Anep
2- A Arendt, Le Système totalitaire, Edition Essais-Points.

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