GRANDEUR ET DÉCADENCE


Pourquoi le monde musulman est paralysé?

Par Mustapha Cherif



C’est au niveau politique, des libertés fondamentales, de la justice sociale et des rapports entre l’Etat et la société que les réformes décisives attendent d’être menées.

Même si la situation est hétérogène, que des progrès ici ou là sont bien visibles, et qu’il représente une sorte de dernier résistant moral aux dérives de notre temps, le monde musulman, dans sa forme contemporaine, est comme paralysé. Tout en pratiquant l’esprit critique, il doit sortir du sous-développement, se réformer en profondeur et s’arrimer au mouvement du monde.
Certains considèrent que sur le fond se pose le problème des valeurs, de l’ouverture au changement et à la différence. L’histoire est parfois mythe, légende sublimée ou dénigrée, et non point laboratoire créant le présent et l’avenir. Sur le plan pratique et sociologique interne, le conservatisme et l’inculture semblent parfois dominer, en raison des courants archaïques et rentiers qui freinent la dynamique de progrès, et à cause des effets pervers de la colonisation et du contexte international marqué par le désordre et le recul du droit. Sur le plan théorique, par contre, la possibilité de produire une autre modernité, de conjuguer le spécifique et l’universel, de progresser et d’échanger avec les autres le savoir est une donnée évidemment irréfutable. Le rapport à l’universel s’énonce tout au long du Coran. La question se présente sous la forme du binôme unité/pluralité. Le rapport à
l’autre différent est au centre de l’épreuve de la vie. Aujourd ‘hui les musulmans sont visés, car à la fois, ils tentent de s’opposer aux injustices, témoignent de leur fidélité au monothéisme et à leur droit légitime à la différence. Leur image est déformée et ils sont victimes de l’intolérance de l’ordre dominant. L’islamophobie a pris des proportions inquiétantes. Le monde occidental, malgré l’expression de bonnes volontés ici ou là, bien réelles, généralement refuse le dialogue vrai. De ce fait, lorsqu’on fait le bilan subit, colonialisme, sionisme, hégémonie, mondialisation de la loi du plus fort, recul des études sur la civilisation islamique et remise en cause de son apport, propagande du choc, nombre de musulmans affirment que c’est l’autre qui nous agresse et ne veut pas nous reconnaître. En conséquence on doit user de ripostes et réactions intelligentes, afin de faire reculer les préjugés et ce nouveau racisme. La première est de pratiquer l’autocritique pour savoir où se situe notre responsabilité, nous réformer, faire reculer les extrémismes, apprendre à communiquer et démocratiser nos sociétés, pour ne pas prêter le flanc. Il s’agit de projeter la communauté médiane prônée par le Coran et la Sunna dans les conditions de notre temps, en étant créatif. Tout appelle à l’ouverture dans la vigilance, d’autant que pour être reconnu il faut se connaître.


L’absence de débats démocratiques


Devenir un monde développé, qui participe à l’éclosion d’une nouvelle civilisation humaine et préserver notre singularité, sont conditionnés par un diagnostic de nos problèmes. Certains considèrent qu’ils sont culturels, qu’il faut revenir à l’ijtihad, sortir des carcans religieux, des traditions fermées, et sclérosées. Lorsqu’on parcourt, comme Ibn Khaldoun, l’histoire dans cette région du monde, on constate que la décadence s’enclenche quand le système est rattaché uniquement à un souverain, un groupe ou une dynastie sans base. La marginalisation des individus et des peuples, l’absence de la prise en compte de leur situation culturelle, économique, sociale, de leurs besoins et aspirations aboutit au sous-développement. Les peuples réalisent leur autonomie relative de décision après une critique en règle des systèmes qui monopolisent les pouvoirs. D’autres affirment avec conviction qu’il faut revenir aux sources, à la voie spirituelle, données qui ont fait la force de nos ancêtres. Certains nous demandent d’imiter l’Occident qui domine le monde sur la base du savoir technique. D’autres enfin prétendent que l’économie est le nerf de la guerre, qu’il faut se remettre au travail. Ces points de vue ont une part de vérité. Mais, il faut se
rendre compte que, premièrement, tous les problèmes se posent en même temps. Une seule dimension ne peut résoudre la question du développement et de la civilisation.
Deuxièmement, la crise est générale, d’abord en Occident dont le modèle marchand s’éprouve en impasse et risque la déshumanisation, malgré des prodigieux progrès. Troisièmement, le point faible des sociétés musulmanes actuelles est politique et son point fort est le fait qu’il dispose d’un texte fondateur incomparable : le Coran. C’est d’injustice que se plaignent les citoyens et non point d’absence de sens, même s’il faut toujours assumer et approfondir sa compréhension. C’est au niveau politique, des libertés fondamentales, de la justice sociale et des rapports entre l’Etat et la société que les réformes décisives attendent d’être menées. L’absence de bonne gouvernance, de participation, de projet de société cohérent pose des problèmes d’avenir. Au centre de ce débat, l’école, la question des élites, celle des compétences et des ressources humaines.
Tant que l’on craint l’émergence de nouvelles élites, que l’on refuse les débats, on restera dépendants. Soumettre à la volonté de quelques-uns la masse des musulmans est un procédé qui ne peut plus fonctionner. La preuve: les taux d’abstention réels aux «élections» dans la plupart de ces pays. Sortir du sous-développement? C’est évidemment possible, mais cela relève d’une responsabilité collective et nécessite un prix, celui des ruptures et non du changement dans la continuité. L’histoire des musulmans de notre temps est malheureuse dans la mesure, non pas où elle connaît, comme les autres, des avancées et des reculs, mais du fait que la fuite en avant persiste, ne se manifeste pas la possibilité de tirer une leçon des impasses et paralysies. Cette possibilité s’appelle la démocratie. Le désespoir des nouvelles générations, la crise de confiance à l’égard des responsables, et le doute vis-à-vis d’eux-mêmes sont dus à l’absence de débats démocratiques. Même si, ce qui crée l’amalgame, la religion est parfois déformée et utilisée comme un refuge, voire instrumentalisé; la foi reste vivante dans l’immense majorité des cœurs des musulmans, de tous pays et de toutes cultures, reste à bâtir un monde juste.

(*) Professeur des Universités

Laisser un commentaire