La Revue Esprit


Olivier Mongin & Germaine Tillon

LA RELATION NORD-SUD
La revue Esprit et le débat entre les deux rives
26 Février 2009 –

Le directeur de la revue française Esprit, prestigieux périodique des intellectuels et des chercheurs, Olivier Mongin, est ce jeudi 26 février 2009 à Alger pour nous parler de l’oeuvre et de l’engagement de Germaine Tillion. Anthropologue exceptionnelle, elle a contribué à la décolonisation des esprits. Cela peut se résumer en sa croyance inébranlable en l’autre. Nous, les Algériens, ne dirons jamais assez notre reconnaissance à Germaine Tillion qui est décédée cette année à l’âge de cent ans. En 2003, nous lui avons rendu hommage, au nom de l’Algérie, à l’Institut du Monde arabe à Paris, qui fut si émouvant, en sa présence, et avec Yacef Saâdi le résistant qu’elle avait défendu. Bien avant les propagandes qui servent de diversion aujourd’hui, Tillion, cette inlassable écrivaine, a été, défenseur des droits de l’homme et des peuples, de la condition de la femme, résistante, pacifiste, dénonçant la violence d’où qu’elle vienne.

La revue Esprit a suivi et défendu les idées des intellectuels et des peuples épris de justice. C’est une revue intellectuelle fondée en 1932 par Emmanuel Mounier et dont les orientations «personnalistes» se sont définies, au sein des courants d’idées non-conformistes des années 30. Esprit approfondira les conséquences sociales et philosophiques du personnalisme, dont il va devenir l’expression la plus connue, tandis que se crée autour de la revue un réseau international de groupes destinés à diffuser ses idées. À la Libération, Mounier relance la revue, qui participe activement aux débats et controverses de l’après-guerre, en manifestant une certaine orientation «progressiste». Après la mort de Mounier en 1950, la direction de la revue sera assurée par le critique littéraire Albert Béguin, par Jean-Marie Domenach puis par Paul Thibaud.

Débats et controverses
Tout en participant à différentes tentatives pour faire naître une «nouvelle gauche», s’affirme son rôle de carrefour intellectuel. Le philosophe Paul Ricoeur y écrivit régulièrement. Esprit est aujourd’hui une revue internationale de culture, un des lieux privilégiés d’observation du monde contemporain. Elle est plutôt indépendante. Esprit a accompagné la naissance de l’existentialisme et du personnalisme; elle a participé aux luttes anticoloniales, contribué à l’émergence en France d’une gauche non marxiste et soutenu la dissidence à l’Est à l’époque du rideau de fer. Animée aujourd’hui par Olivier Mongin, la revue réunit les signatures de philosophes, d’historiens, de sociologues, d’écrivains, de journalistes qui participent, dit-il, avec raison «aux débats contemporains sans tomber dans la facilité des synthèses rapides ni dans l’obscurité des études spécialisées».
Esprit, depuis 1989, s’est attachée à répercuter des interrogations sur les blessures de la mémoire française – Vichy, la Résistance, la guerre d’Algérie -, sur les nouveaux modes d’information – évolution de la presse écrite et de l’édition, mutations de la télévision et de l’image, sur les non-dits de la vie culturelle. Elle intervient en outre dans le domaine économique en lançant des débats sur la mondialisation, l’avenir du travail, l’exclusion, les nouvelles inégalités sociales et la politique de la ville. Elle s’interroge, dit-elle, sur «la crise de l’Etat providence et les moyens d’y remédier, en soulignant les carences de la haute administration française et de ses élites». Il est vrai que la revue Esprit est une des rares qui rend compte de débats philosophiques portant sur les autres cultures que celles occidentales, sur la justice sociale, la philosophie du droit, la bioéthique ou les religions. Elle donne la parole à des auteurs du monde entier. Elle suit attentivement la politique internationale, notamment sur les tensions au Proche-Orient. Son dossier de ce mois de février 2009, s’intitule L’universel dans un monde post-occidental.
Olivier Mongin a fait des études pluridisciplinaires, associant lettres, anthropologie, histoire et philosophie. La philosophie est sa discipline de référence; il rédige ainsi le premier mémoire universitaire sur Levinas en France. Au début des années 1970, Olivier Mongin croise des chercheurs comme Michel de Certeau, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, de Pierre Clastres, Jean-François Lyotard, Marcel Gauchet et les animateurs du mouvement «Socialisme ou Barbarie». Ce riche terreau lui donne des outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte antitotalitaire. Il demeure marqué par les figures d’Emmanuel Levinas et Paul Ricoeur. Il découvre directement ce dernier lorsqu’il suit ses cours de phénoménologie.
La revue Esprit n’est pas la maison d’origine d’Olivier Mongin, même s’il vient du catholicisme social. Il y entre en 1976. La revue lui est une terre d’accueil dans sa lutte contre le totalitarisme. Olivier Mongin succède à Paul Thibaud fin 1988, à la veille de la chute du mur de Berlin en 1989 et de «l’illusion» de la «fin de l’histoire». Depuis, le désordre mondial, la retombée dans la violence en Yougoslavie et en Afrique, la crise de l’Europe, le retour du thème national occupent la revue Esprit. Après l’écoute attentive du monde entier, comme les militants polonais de Solidarité, les auteurs d’Esprit disent: «revenir en France». Les observateurs notent que «la gauche française ne peut pas légitimer le libéralisme, et les « trente glorieuses intellectuelles », politiques, culturelles – qui se sont formées après guerre, et qui sont marquées par trois lieux, la revue Esprit, le journal Le Monde et les Éditions du Seuil – sont fragilisées. La revue Esprit doit s’affronter à un monde nouveau où le modèle français est devenu bien faible, où l’Europe et l’Amérique ne sont plus totalement dominantes, où le nouveau capitalisme n’est plus industriel mais financier, et où la violence perdure». En 2001 a lieu le traumatisme historique du début du nouveau siècle, l’attentat du 11 septembre, suivi des guerres et occupations en Afghanistan et en Irak, avec toutes leurs conséquences, comme la crise des relations internationales et celle de l’hégémonie américaine et les effets au Proche-Orient.
Les convictions politiques et philosophiques de la revue Esprit et de son directeur demeurent la lutte contre les totalitarismes et l’espérance démocratique à l’horizon, mais certains estiment que les politologues l’emportent un peu trop sur les philosophes. Olivier Mongin se veut trait d’union ayant enseigné la philosophie politique. Mais, malgré la juste orientation de la revue et son sens de l’ouverture, élevé par rapport à tant d’autres supports, des signes d’européocentrisme refont parfois surface sous la plume de certains intellectuels comme Pierre Hassner spécialiste en relations internationales qui ne connaît pas bien l’Islam. Cependant, Olivier Mongin, en démocrate, garde en vue le besoin de penser le monde contemporain sous plusieurs angles critiques. Reste que l’Islam ce méconnu, malgré des efforts réels de donner la parole à des penseurs du Sud, reste souvent soumis au prisme occidental post-chrétien. Un vrai dialogue est à ce niveau nécessaire pour expliquer que l’islamisme est l’anti-Islam, pour respecter l’altérité et percer la muraille qui nous sépare de l’autre. La désinformation et la censure de nombre de médias occidentaux au sujet de l’Islam, font que nos yeux sont tournés vers la revue Esprit, afin de tenter d’informer et de penser différemment le troisième rameau monothéiste.

Analyser le réel
Ce qui nous permet d’espérer, réside dans le fait qu’Olivier Mongin continue d’analyser le réel de son point de vue multidisciplinaire et indépendant pour s’attaquer aux problèmes créées par les ruptures et les oppositions: comment humaniser un monde qui est en crise et violent, et qui, contrairement aux suppositions, risque de devenir encore plus violent faute de justice? Un thème important est celui de la Condition urbaine qu’il publie en 2005, la ville soumise au néolibéralisme comme source de violences. Un de ses thèmes majeurs reste celui de la violence, dans les villes, dans la politique, dans la culture marchande. Olivier Mongin considère que si la violence perdure, qu’en fait-on? Olivier Mongin a aussi écrit sur le comique, car celui-ci le frappe, paradoxalement, par sa violence (De quoi rions-nous?, 2006). Pour déchiffrer le monde contemporain, surtout dans la façon dont il est reflété par les médias, il a souvent recours aux techniques d’analyse de la mise en scène. Ainsi, intellectuel universaliste, Olivier Mongin a aussi codirigé la collection «La Couleur des Idées» aux Éditions du Seuil de 1985 à 2007 et la collection «Questions de Société» aux Éditions Hachette. Cet intellectuel soucieux d’éthique et d’esthétique est aussi membre du comité de rédaction de la revue Urbanisme. Parmi ses publications: Paul Ricoeur – De l’Homme coupable à l’homme capable, avec Michaël Foessel, ADPF, 2005; une trilogie des passions démocratiques, Seuil (La Peur du vide, La Violence des images, Eclats de rire); La Condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation, Seuil, 2005. Il a codirigé le numéro d’Esprit consacré à Germaine Tillion en février 2000 et prépare un ouvrage sur les Limites du Monde.
Que le directeur de la revue Esprit vienne à Alger nous parler de Germain Tillion est un signe que les passeurs entre les deux rives continuent à habiter nos mémoires. Elle est, pour nous, une des figures savantes et humaines les plus marquantes de notre temps, qui a oeuvré, au prix de sa vie, pour le vivre-ensemble: «Si l’ethnologie, nous dit-elle, qui est affaire de patience, d’écoute, de courtoisie et de temps, peut encore servir à quelque chose, c’est à apprendre à vivre ensemble.» Elle martèle que sans l’égalité, il ne peut y avoir de fraternité ni de liberté. Elle a partagé, par deux fois, durant les heures sombres de la nuit coloniale, la vie du peuple algérien, sans jamais prétendre penser et décider à sa place. Sa méthode, elle nous la décrit, en témoignage: «Tenir le moins de place possible, ne pas déranger mes voisins» (Il était une fois l’ethnographie). Elle a observé l’autre, l’ailleurs, le différent, ses pratiques, ses croyances ses richesses et ses pauvretés, sans juger ni prétendre tout décoder, en recueillant les témoignages, en analysant le concret de la vie. Elle voulait honorer la vie en refusant l’ignorance, puis, à l’heure du conflit, en réfutant la violence. Elle s’est révoltée contre la violence qui avilit; elle écrira: «L’asservissement ne dégrade pas seulement l’être qui en est victime, mais celui qui en bénéficie» (Le Harem et les cousins). Elle fut conquise par l’humanité des Algériens, leur sens de la solidarité et leur détermination à vivre dignement. Ce souffle l’inspira dans sa résistance à l’innommable durant la Seconde Guerre mondiale.
Germaine Tillion interviendra tant de fois pour empêcher des exécutions de condamnés à mort, pour contribuer à la libération de prisonniers, aux négociations, aux trêves et autres contacts, au nom de sa foi en l’autre. Elle le fera, parfois, en coordination avec d’autres figures engagées pour la justice et la paix, comme les chrétiens André Mandouze, le cardinal Étienne Léon Duval ou Louis Massignon, et des figures majeures de la Résistance nationale. Les Ennemis complémentaires, ce beau titre d’un de ses ouvrages, illustre bien son souci et son idéal: allier le principe de la fidélité à ses racines à celui de l’attachement vital à la justice. Jacques Berque me disait aussi qu’elle militait au nom de son savoir sur l’égalité des peuples et des êtres, sujet qui reste toujours d’actualité. À l’heure où la rive Sud a besoin de se réformer en profondeur et de démontrer sa capacité à l’autocritique, et en ces temps de nécessaire mémoire vivante, pour mettre fin aux amnésies de certains sur la rive Nord, relire Germain Tillion, figure majeure du dialogue des civilisations, sera bien utile pour tous. Rouvrir sans cesse des espaces de rencontre entre les deux rives de la Méditerranée, sans jamais désespérer, est un combat de toujours, comme elle l’a si courageusement expérimenté. La revue Esprit nous rappelle des souvenirs de solidarité, par-delà les différences et les limites entre les mondes. C’est cela aussi une forme de réconciliation.

Mustapha Cherif

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