La voie spirituelle

La voie spirituelle

L’Ihsan, le bel agir

Par Mustapha Cherif*

La commémoration de la nuit bénie entre toutes, Leilat El Quadr, qu’il faut traduire par La nuit Grandiose, suivie par l’Aïd el Fitr, moments extra-ordinaires de joies qui lient le monde et l’au-delà du monde, sont une belle occasion de rappeler ce qu’est la mystique musulmane. Le soufisme, tasawwuf, est méconnu, pourtant c’est grâce à ce mouvement spirituel et patriote que l’islam fut adopté comme religion et mode de vie dans nombre de régions du monde, de l’Afrique à l’Asie durant des siècles et en Europe. Même si parfois des excès et des maladresses sont enregistrés aujourd’hui chez certains adeptes du tasawwuf, les courants rigoristes le critiquent abusivement, tout comme ils se méfient des philosophes, de la liberté et de tout ce qui échappe à leur contrôle.

Fait significatif, des grandes figures de la civilisation islamique, comme  cheikh el Akbar Ibn Arabi la maitre soufi, et le grand commentateur Ibn Rochd, le philosophe arabe, sont interdits dans les pays islamiques du rigorisme. Ce qui est significatif de la dérive des courants sectaires et extrémistes, qui ont sclérosé la tradition musulmane, sous prétexte de la protégé des innovations blâmables. Malgré la censure, l’islam de la communauté du juste milieu qui s’élève, celui de l’Ihsan, éclaire la vie de croyants du monde entier.

La « Tradition primordiale

Au mot soufisme, tasawwuf, maintes fois défini comme issu de safa, la pureté, et de la laine brute souf que portaient les premiers mystiques, je préfère un terme plus significatif celui d’Ihsan, le bel agir, le bienfaisant, qui est le degré le plus élevé de la foi, après les degrés d’islam, le témoignage par soumission libre, et d’iman, croyance par la mise en pratique des cinq piliers de la religion musulmane. Cela signifie que ce domaine, tasawwuf-ihsan, est issu du cœur de l’islam, et n’est pas une invention ultérieure. Cas unique, par cinq fois Dieu dit dans le Coran qu’il aime les mohssinines ; les bels agissants. C’est cela que visent les « soufis » : adorer profondément Dieu comme s’ils Le voyaient, pour êtres aimés par Lui. Les mohssinines visent l’intégrité de l’humain, pour être porteur de ce que les initiés, comme René Guenon, Abdel Wahid Yahia, appellent la « Tradition primordiale ». L’Islam est la synthèse, le rappel et le dépassement des révélations antérieures depuis Adam. Il fonde sa ligne sur la notion de fraternité qui dépasse toutes les frontières. Le tasawwuf-ihsan est l’expression approfondie de cette ligne et de cet héritage.

L’islam est foncièrement égalitaire, mais il ne nivelle pas par le bas. Il pratique l’ordonnancement de la hiérarchie des valeurs, en répétant sans cesse : « l’aveugle est-il semblable au lucide » ; «  le savant est –il semblable à l’ignorant ? » ; « le croyant est t-il semblable au dénégateur » et d’autres degrés encore de différenciation. Tous les êtres humains sont égaux, mais les croyants monothéistes sincères ont un statut spécifique, et ils seront récompensés. Tous les musulmans sont égaux, mais ceux qui pratiquent la piété et la justice sont d’un rang élevé. Tous les pieux sont égaux, mais ceux qui recherchent constamment la Face de Dieu et sa proximité sont d’un rang encore plus élevé. Ces derniers constituent des témoins privilégiés de la baraka du Prophète qui se perpétuera à travers eux jusqu’à la fin des temps.

Dieu est Unique, Infini, Absolu, rien ne lui ressemble et en même temps ses signes sont dans sa création et au sein de l’être humain, Khalife sur terre. L’ihsan sur la base du Coran, guidance, et de la sunna prophétique, modèle à suivre, consiste à parfaire sa conduite, pour tenter de s’élever par la grâce de Dieu. L’homme universel, total, el insan el kamil, le Prophète est le guide des mohssinines. Un mohsine, n’est pas un ermite, même s’il faut respecter ceux dont le destin et l’appel les ont conduits à la solitude. Le mohsine est un être complet, être religieux, naturel et raisonnable. Chacun selon son rapport au « Ghayb », à l’au-delà, expérimente un ou les trois aspects et peut initier des disciples, fuquara, à la voie qui mène à la connaissance spirituelle, la maarifa.

Un exemple algérien : Cheikh  Ahmed Benyoussef

L’histoire de l’Algérie est riche de ces êtres de l’élévation et de la connaissance. Un exemple, pour illustrer notre propos, mérite d’être rappelé: cheikh  sidi Ahmed Benyoussef al Râshidî. Son tombeau est devenu la Mosquée Zaouïa à Miliana qui porte son nom, bien d’Etat habous, classé monument protégé et patrimoine culturel, un des mausolées algériens les plus visités depuis son édification il y a cinq siècles. Ce prestige est rattaché à ce maître de l’Ihsan, Chérif descendant du Prophète, considéré dés son vivant comme un éminent wali essalah, un pieux qui fait partie des Ahl el Qurba, « ceux de la Proximité  » et en même temps un patriote et résistant comme l’a été l’autre grand mohsine l’Emir Abdelkader. La notion de wali salah est coranique.

Ahmed Benyoussef né prés de Mascara en 840/1432, rappelé à Dieu en 931/1521, est présenté par la tradition des mohssinines maghrébins comme un pôle (Qutb) central, une personnalité majeure dans la lignée spirituelle de l’héritage prophétique. Ahmed Benyoussef a redynamisé une des plus grandes tariqua d’el Ihsan la Shâdhiliyya. Ayant pris sa source en Algérie et au Maroc, elle s’est aussi enracinée en Egypte au XIIIe siècle avant de se répandre dans une grande partie du monde musulman.

La Tariqua Shâdhiliyya

Elle tire son nom d’un maître de l’ihsan que Ahmed Benyoussef a choisit come guide spirituel Abû l-Hasan Shâdhili, par-delà les deux siècles qui les séparent. Comme la tradition l’exige, après avoir cherché le Pôle spirituel de son temps en Orient (Irak), Abû l-Hasan Shâdhilî (m. 1258) le trouve près de chez lui, dans le Rif, en la personne de Abd al-Salâm Ibn Mashîsh (m. 1228). Ce mohsine qui vivait isolé, dont le sanctuaire au sommet d’une montagne est un lieu de pèlerinage, s’inscrit dans la lignée du grand Abû Madyan (m. 1198), « Sidi Boumediene » enterré à Tlemcen, que l’on peut considérer comme l’initiateur indirect de la Shâdhiliyya, qui prend la relève de la Madyaniyya en Egypte et au Maghreb.

La première étape est l’Ifrîqiya (Tunisie actuelle) : Abû l-Hasan pratique la retraite dans les montagnes situées entre Tunis et Kairouan, près de Shâdhila. Le nom de Shâdhilî viendrait de ce village, mais le mystique lui donnait une autre signification spirituelle : « celui qui s’est détourné du monde (shâdhdh) pour se consacrer à Moi () ». La popularité d’Abû l-Hasan lui attire la vindicte de juristes à la vision étroite. Laissant un foyer spirituel actif, il s’établit à Alexandrie en 1244. Se rendant souvent à la Mecque et Médine, lieux saints de l’islam, il descend l’Egypte puis traverse la mer Rouge. Il suscite des disciples et irrigue spirituellement la vallée du Nil. Il meurt lors de l’un de ces voyages, dans le désert. Ni lui ni son successeur, l’Andalou Abû l-‘Abbâs Mursî (m. 1287) n’ont laissé d’ouvrages, mais la force spirituelle de leurs oraisons (hizb ; pl. ahzâb) est reconnue au sein du monde de l’ihsan.

L’ihsan qui vise La Vérité, el Haqiqua, s’appuie sur el Schaar, la loi, les deux dimensions sont indissociables En plus de l’étude de la tradition sur la loi et les écoles du fiqh, le troisième maître, que Ahmed Benyoussef a étudié est l’Egyptien Ibn Atâ’ Allâh (m. 1309), qui développe l’enseignement de l’ihsan dans une œuvre qui va circuler dans le monde musulman. Ses Sagesses (Hikam) proposent sous forme de sentences une pédagogie s’adressant à « l’âme-conscience » du disciple. Les Touches subtiles de la grâce (Latâ’if al-minan), quant à elles, représentent le testament spirituel d’Ibn Atâ’ Allâh, et le texte doctrinal de référence de la Shâdhiliyya. (1)

Piété et patriotisme

Ahmed Benyoussef, qui s’est initié tout jeune à l’ihsan avec Cheikh Zarrouk à Bejaia, était aussi un savant au sens universel, dans plusieurs domaines, comme le droit, les lectures du Coran, le Tafsir coranique, la théologie et aussi les sciences naturelles. Quelques écrits du cheikh Ahmad Benyoussef  nous sont parvenus. Le premier authentifié s’intitule Risâla fî l-tasfiq wa l-dhkr wa l-ashwâq. C’est un traité sur le rythme mystique de l’invocation (dhikr).

Il a par ailleurs laissé à la postérité des Dictons satiriques sur les villes et les tribus du Maghreb, avec des nuances linguistiques rares, ainsi que des Cahiers dans lesquels sont écrites des lettres adressées à ses disciples et aux ulémas de l’époque , de l’Egypte jusqu’à Fès . Quelques – unes  de ses Rasâ’il nous sont parvenues, reproduites dans ce qui constitue l’ouvrage majeur et fondamentale sur ce grand cheikh : un ouvrage hagiographique  écrit par l’un de ses disciples, Abû’ Abdallaâh Muhammad al Qâlî al Sabbâgh, qui pour titre « Bustân al azhâr fî manaâqib zamzam alabrâr  wa ma’dam alanwâr, Al-sayyid Ahmd Benyoucef al Râshidî ». Il fut écrit en 992/1545 soit environ vingt cinq ans après la mort du cheikh. L’auteur qui est le fils d’un disciple dévoué du cheikh Ahmed Benyoussef a connu ce dernier.

Cheikh Ahmed Benyoussef a été le rénovateur de l’ihsan , c’est-à-dire aussi de la culture musulmane raffinée, au Xe siècle de l’hégire, XVIe siècle usuel, en conformité à l’enseignement du maître Abu el Hassan al Shâdhilî. Son attachement au principe de la communauté de juste milieu fit de lui un modèle. Il s’engage activement pour organiser la résistance lorsque les espagnols occupèrent Oran et Bejaia. C’est lui qui fit appel aux amiraux ottomans les frères Aroudj, Keireddine, Barberousse. La voie d’Ahmed Benyoussef était spirituelle et sociale. Il agissait en maître de l’heure et éduquait les masses en vue d’élever leur niveau de conscience, de patriotisme et de civisme. Sa baraka était grande et visible, il enseignait que la foi est intérieure et devait s’accompagner de vertus liées à l’équité et au savoir et au patriotisme.

Il ne s’est pas préoccupé de créer une école, une tariqua, mais sillonnait le pays et le monde musulman pour appeler à l’ihsan, le bel agir. Il était suivi par des milliers de disciples. Il avait un sens rare de la vision mystique qui lui donna une renommée dans tout le monde arabe et berbère. Tous les chercheurs considèrent, qu’il fut à son époque cheikh el chouyoukh, le maître des maîtres. Durant sa formation chez cheikh Zerrouk à Bejaia, jeune il exprima un vœu qui se réalisa : « Que Dieu fasse de moi une terre que le croyant et l’infidèle fouleront ».

Cette terre, son mausolée a été récemment restauré par les autorités publiques. Les Ottomans les premiers au XVI siècle par gratitude édifièrent la Quoba  et la première partie de la Mosquée. Plus tard, la colonisation face à une résistance héroïque, qui aduré plusieurs années, a utilisé une violence inouïe en 1842-43 pour arriver à occuper la ville, elle a saccagé nombre de mosquées sans pouvoir détruire celle de Ahmed Benyoussef. L’Emir Abdelkader avait choisit Miliana comme une de ses capitales clefs, vu sa position stratégique. Des travaux d’agrandissement de la mosquée ont eu lieu dans la première moitié du XXeme siècle.

Durant la lutte de libération nationale en Algérie la Zaouïa servit de refuge pour les Moudjahiddines. Même si les changements sociaux ont affaiblit le rythme, ce beau lieu spirituel reçoit depuis cinq siècles des visiteurs pieux de toute l’Algérie, du Maroc et du monde entier. Ahmed Benyoussef fait partie des figures historiques et spirituelles fondatrices de la Nation algérienne et du Maghreb. Face à toutes les dérives du matérialisme et du rigorisme qui déshumanisent, le tasawwuf-ihsan, cœur de la religion musulmane, continue à humaniser, et transmettre par la piété l’esprit chevaleresque, patriote et civilisé que le Prophète a enseigné à ses compagnons.

*Mustapha Cherif est Professeur des Universités

Mail : intellectuels@yahoo.fr

(1) Une voie soufie dans le monde: la Shâdhiliyya, ouvrage collectif sous la direction d’Éric Geoffroy, édit Maisonneuve & Larose

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