L’Emir et les droits humains

Alger le 25 mai 08
Conférence de clôture au colloque internationale du Sénat
L’Emir et les droits de l’homme
Par Mustapha Cherif


L’Emir ABDELKADER
Il disait à ses compagnons  « je ne veux pour moi aucun des prestiges auxquels vous pensez ». Il ne s’agit pas pour nous aujourd’hui de faire son apologie, mais avec mesure, fierté et objectivité, tenter de tirer des leçons de  son histoire, de ses actes et de ses pensées, intimement liés, à la fois, à sa Patrie et à l’humanité, afin que nous puissions sortir des impasses, des carcans et faire face aux défis de notre temps. D’autant que le thème de notre rencontre « droits  humains » est au cœur de problématiques complexes, éminemment politiques et que le monde semble traverser une phase critique sans précédent. D’emblée il nous faut le souligner, tous les peuples souscrivent aux principes des droits  humains, sans exception, ni réduction possibles. Certains prétendent à tort que nous autres musulmans et d’autres cultures les contestent. Il s’agit de critiquer le double langage, l’appropriation, l’instrumentalisation, leur réduction, et plus encore leur opposition factice à d’autres notions tout aussi vitales comme le droit des peuples. C’est ce que l’Emir Abdelkader nous aide à clarifier.

1- L’Emir et le concept de droits humain-
Lorsque l’Emir en toute humilité explique en 1862 pourquoi, au prix de sa vie et celle des siens, il a sauvé d’une mort certaine des milliers de chrétiens à Damas, comme cela à été si bien explicité, il précisait donc que ce fût : «  par fidélité à la foi musulmane et pour respecter les droits de l’humanité ». Ce n’est évidemment pas hasard qu’il est le premier a formulé la notion de droits humains et qu’il lie les deux dimensions celle de la foi et de la raison. Il inaugure par là une phase nouvelle de la culture moderne qui ne se généralisera qu’au XXeme siècle, en prenant une autre trajectoire. Les droits de l’homme constituent un phénomène récent du droit international. Ils sont l’aboutissement de règles et pratiques qui se sont développées au sein de différentes cultures, sociétés et civilisations. Pour l’Occident, auquel nous appartenons aussi, puisque hier il fut judéo-islamo-chrétien et gréco-arabe,  les textes fondateurs de la naissance des droits de l’homme se sont énoncés au XVIII siècle avec la  Déclaration Américaine de l’Indépendance en 1776 et la Déclaration française des Droits de l’Homme et du Citoyen en 1789. Leur développement en tant qu’éléments de droits internationalement reconnus, dont le respect concerne l’ensemble de la communauté internationale, a commencé au XX éme siècle, dans les décombres de la première puis celle de la seconde guerre mondiale avec les textes de Genève de 1929 et 1949, puis aux  Nations Unies en 1948 la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. L’Emir considère que le  premier horizon fixé par un texte humain pour les droits humains est la Constitution de Médine suivi par le discours d’Adieu à Arafat, Kutbet el waadaa , que le Prophète a mis en place pour réguler équitablement les relations au sein de la communauté et entre les personnes et les groupes musulmans et non musulmans, c’est-à-dire pas seulement assurer leur cœxistence, mais leur rencontre, leur écoute réciproque, leur compréhension mutuelle afin que tout différend et toute violence soit régulée de manière civilisée.
C’est ce point de départ génialogique de l’Emir et du lien étroit entre droits humains et valeurs abrahamiques, sur lequel il faut attirer notre attention. Certains considèrent que vouloir tirer les droits de l’homme à partir des textes révélés n’a pas de sens, comme si cette notion, ou celle de la sécularité n’avaient rien d’abrahamique. A y regarder de plus prés on risque de réviser ces préjugés. Les discours de notre époque sur les « droits de l’homme », que ce soit de la part de ceux qui, sans discernement, ont en font l’apologie au nom de la modernité, ou ceux qui les dénigrent, au nom de la prééminence d’une vision étroite de la loi religieuse, semblent oublier l’idée même de l’humain. La vision de l’Emir se veut à un autre niveau, l’universel lié au concret de la vie. Pour Abdelkader la question des droits humains est la question fondamentale, pas seulement une question fondamentale. Il s’agit du vivre ensemble, des conditions de la paix ou de la guerre, de l’oppression ou de la liberté pour réaliser la civilisation ou sombrer dans la barbarie. Sa vision n’est donc pas seulement généreuse et subjective, elle est liée à l’histoire de sa civilisation, elle est politique et spirituelle. C’est à ce niveau que se situent les enjeux. Pour l’Emir tant que nous continuerons à raisonner uniquement en termes de vision étroite et de techniques juridiques, qui ignore l’idée d’un principe suprême, une vérité au dessus de toutes les vérités, Celui à qui rien ne ressemble, et qui est au-delà de toutes les formes, nous resterons fermés à une part importante de notre expérience humaine. « Droits de l’homme » implique qu’on ait une vision et une notion claires de ce que c’est « l’humain ». Mais « l’homme », comme le pense l’Emir à l’instar de Pascal, « passe infiniment l’homme ». Ce dépassement infini de soi, qui fait son être même, ne lui donne pas de droits gratuits, puisque c’est lui qui peut et doit construire des droits et des devoirs. Il ne s’agit donc pas de dire qu’il n’y a pas de droits de l’homme : au contraire, ces droits doivent être toujours mesurés à l’incommensurable dépassement qui traverse l’homme. A ce dépassement, certains au vu des traditions fermées savent que  la religion peut constituer une borne. Mais cela peut aussi et surtout ouvrir des possibilités incomparables de droits et une profondeur infinie. On pourrait dire avec la spiritualité que: le droit de l’homme c’est d’adorer Dieu ; comme le Coran le dit  – à la fois comme un droit et un devoir. Pour l’Emir, la question des droits humains exprime tout le mystère et les enjeux de la destinée humaine, à la hauteur de ce que dit le Coran. Dans la vision de notre héros, pour pouvoir « adorer Dieu », se rapporter à l’infini – il faut ne pas être opprimé, ni opprimé l’autre, il faut que les droits fondamentaux  pour tous soient respectés. Par l’articulation entre les droits de l’individu et de la communauté, entre les droits de soi et de l’autre, entre les droits de Dieu et de l’homme, le sens fait signe, chaque génération doit l’assumer et réaliser ummata wassat.

Les temps modernes se sont engagés dans une impasse d’un monde livré aux formes scientistes du despotisme, coupé du sens, d’un individu coupé de sa communauté, isolé. Les parts à la fois d’humanité commune et de singularité, constitutives de chaque être humain, sont une des raisons du respect que l’on doit exprimer à notre prochain. La liquidation de la possibilité de l’être commun et de la singularité de l’autre réduit les droits de l’homme. Dans son ouvrage « Lettre aux Français » au sous titre révélateur « pour attirer l’attention sur les problèmes essentiels » en 1855 il écrit « C’est par référence à la vérité que l’homme intelligent connaît les autres hommes » Il s’agit de connaître l’autre comme semblable et respecter sa singularité en vue du partage. Sans connaissance, il n’y a pas de reconnaissance du droit à la différence, conditions du respect Il ne suffit pas de prétendre le tolérer, il faut  connaître l’autre, l’écouter, pour que nous puissions assumé l’épreuve de l’existence.  Réduire l’humain à un être uniforme, abstrait et isolé, coupé de ses racines et par là le nié est voué à l’échec.

Droit de l’homme et humanisme, ces concepts logiques et attrayants, sont aujourd ‘hui des notions en crise, voire manipulées, car fondées parfois sur une vision unilatérale, simpliste et confuse de l’homme et de l’idée d’autonomie de l’individu. Il faut s’assurer que la question des droits humains ne soit pas posée, définie et imposée à partir des seuls postulats, contextes et mythes d’une seule culture, mais à partir des paradigmes de toutes les religions et cultures en présence. L’Emir Abdelkader savait que la question du droit humain est capitale, liée à l’interconnaissance et au vivre ensemble. Toujours dans Lettre aux Français, il écrit : « On sait que l’homme est un être sociable par nature, qu’il a besoin de vivre en société. » Pour ce visionnaire, les droits humains sont en premier lieu indissociables de la question du dialogue. On n’invente pas la notion de droit de l’homme, pour imposer une conception univoque de l’humain, pour tenir les gens à distance, pour dresser des barrières, ou pour justifier des ingérences et remettre en cause des  fondements, comme les valeurs monothéistes.  Ainsi, en évacuant toute dimension morale, spirituelle, en défaisant les liens de groupe,  famille, tribu, parenté, en coupant l’homme de son milieu, de ses valeurs et de la « nature » on risque de perdre de vue le sens de l’humain. L’abstraction de la notion des « droits de l’homme » fondée en partie sur une bonne intention,  celle de les détacher de leur culture et milieu pour les rendre communicables à d’autres cultures et civilisations, court le risque de vouloir aplatir et imposer une notion noble sur des réalités complexes.

Aux yeux de cet homme universel qu’est l’Emir nous ne cesserons pas d’être en défaut tant qu’on n’est pas portés par le mouvement de l’être commun. Pour l’Emir la  » communauté humaine »  est fondée sur l’origine commune et le devenir commun. En musulman authentique et exemplaire, l’Emir, comme cela a été présenté hier après midi, tenait à expliquer et appliquer le fait que l’islam ultime message révélé, en premier lieu accomplit et rappel les messages antérieures et, visant l’universel et la dernière phase de l’histoire de l’humanité, se présente comme dépassement, ce qui n’est pas annulation. D’où que le musulman devrait être le mieux placé pour s’ouvrir aux autres. Abdelkader se rattache aux nombreux versets et hadiths qui rappellent le rapport entre l’unité du sens et la pluralité des formes,  la diversité des chemins et l’unicité de la tradition primordiale, li kuli ajl kitab.  Cette vision exige un décentrement de soi, une confiance mutuelle, l’engagement réciproque et le respect de la différence, dimensions qui ne sont pas acquises d’avance. Le travail des politiques, des scientifiques, des croyants  et de tout individu sensé est de contribuer à fonder des relations de confiance et de partage, qui n’excluent pas la vigilance et le droit à la contestation. L’Emir Abdelkader, par ses paroles et ses actes, a porté à un niveau rarement atteint, ce travail fondamental de débat sur l’universel, de mise en confiance et d’éclaircissement afin que les religions, les politiques et les droits de l’homme humanisent et ne déshumanisent pas, responsabilisent et n’aliènent pas, rassemblent et ne divisent pas. Dans cette direction, sans syncrétisme, ni relativisme, il écrit : « Si les musulmans et les chrétiens avait voulu me prêter attention, j’aurai fait cesser leurs querelles : ils seraient devenus, extérieurement et intérieurement, des frères. »

Ainsi il ne s’agit pas seulement de clamer les vertus des droits de l’homme, et de chercher à prouver que la vision de notre héros et partant de notre religion et culture, preuves à l’appui, non seulement, en tant que mouvement précurseur, correspond à l’idée dite moderne des droits de l’homme, mais de comprendre leur caractère central, c’est même la centralité de toutes les questions. Comprendre l’horizon dans lequel ils s’appliquent, pour les renforcer et les ajuster sur la base d’un consensus universel est le but de toujours. La perspective de la transcendance en islam ne domine pas au point d’aboutir à la constitution d’un ciel qui écrase la terre. Les droits humains, comme le croient certains, ne sont pas résorbés,  dans un ordre théologique qui les ignore.  Au contraire, comme les compagnons du Prophète, tel le Calife Omar Ibn El Khatab, et l’imam abu hamed Ghazali, l’Emir soulignait que Coran et la sunna nous disent que les droits humains dépassent même les droits divins. La religion est venue pour l’humain, pour le libérer, le responsabiliser, le civiliser, l’humaniser et non point l’oppresser. L’Emir rappelait souvent à ses compagnons que la dernière sourate du Coran s’intitule Nass, les gens, les humains, l’humanité, le dernier mot du mashaf le corpus est Nass, ce qui signifie que le Message a pour but de favoriser l’humanité et vise l’humain. L’Emir précise avec clarté : «  Le tort que l’on a pu faire aux lois d’origine religieuse est hélas provoqué davantage par ceux qui veulent en assurer le triomphe par des moyens qui ne sont pas appropriés que par ceux qui les combattent » Il faisait allusion sans aucun doute aux extrémismes de toutes les religions qui perdent de vue le projet spirituel libérateur, qui respecte avant tout la liberté, la conscience et la dignité de l’autre. Pour l’auteur des Mawaquifs cela va de soi que la liberté est le fondement de l’existence, comme les grands penseurs il savait aussi que les libertés sans limites ne sont pas la liberté. Il  gardait en vue le fait que les droits de l’homme ont pour but de respecter la dignité de l’être humain, et non pas favoriser la domination d’un seul point de vue, et la perte de tout sens moral, éthique, déontologique. L’idée d’homme vertueux est au centre de son projet, pour former à la fois un individu équilibré, responsable et ouvert à l’être en commun. Car le vertueux est celui qui ne méprise jamais personne et maîtrise ses passions.

Pour le fondateur de l’Etat moderne algérien, savant et  maître soufi,  les droits humains, doivent êtres vécus en cohérence avec le droit des peuples.  Ce sont des instruments liés, indissociables,  pour marquer sa différence, son opposition face à l’inacceptable, et fonder une résistance afin que la dignité soit préservée  et le vivre ensemble librement consenti. Le fait que la question des droits humains est la question fondamentale, pas seulement une question fondamentale résume donc la pensée de l’Emir Abdelkader, inspiré par son incomparable foi, par son modèle le Prophète. L’Emir est notre modèle, celui qui s’est inspiré de manière fidèle du modèle par excellence, el Insan el kamil, l’homme total, universel, le Prophète. Ce n’est pas par hasard que le premier commentaire d’« El Mawaqifs, Le livre des Haltes » est le verset coranique sur le Prophète comme exemple à suivre.  La vision et l’œuvre d’Abdelkader tirent leur richesse à la fois de la source spirituelle et des acquis de la raison humaine universelle.

Sur le plan pratique, l’Emir Abdelkader les a prouvé et mis en oeuvre. Les éminents conférenciers ont bien démontré comment de manière exemplaire sur le plan humanitaire il a organisé et mené la résistance nationale durant 15 ans et comment il a traité, entre autres, les prisonniers. Les historiens et les témoignages, à commencer par les soldats français eux-mêmes et les prêtres chrétiens, reconnaissent son caractère magnanime sans faille.  Sa politique humanitaire et sa culture de la paix en temps de guerre s’expriment dés 1837 par un texte édifiant sur la détention des prisonniers et il  rédigea en 1843 un décret national sur les méthodes de l’art de la guerre au sens humanitaire. Tout autant, mérite d’être connu médité et enseigné comment en exil il s’est comporté, adonné au dialogue et assumé la relation avec l’ennemi d’hier, ou l’autre différent par la religion, la race ou la culture. Ses correspondances avec des personnalités du monde entier mettent pour la plupart l’accent sur l’importance de l’égalité des droits entre les humains et le besoin de fraterniser afin de fonder une nouvelle civilisation, qui fait défaut. Au vu de cet héritage, nous pouvons avancer, en toute objectivité, que l’Emir Abdelkader el Djazairi est à la fois un des  pères fondateurs du droit humanitaire moderne, du dialogue des civilisations de notre temps et de l’essai de renaissance du monde arabe.

2- Etat de droit – /guerre juste.

Pour l’Emir Abdelkader tout en défendant ce que l’on appelle le « cœur des droits humains » comme le droit à la vie, préconisait que les droits humains sont multiples. Il enseignait que les droits de l’homme sont universels et interdépendants. Au sujet du contrat politique et moral qui le liait à son peuple qu’il organisait, marqué par la libre allégeance, il tenait à une dimension que l’on peut appeler aujourd’hui démocratique. Hukm errached. Point décisif, Il ne dissociait donc pas la notion de droits de l’homme de celle du droit du peuple. Il proclame dans une de ses lettres à ses concitoyens « nous vous invitons à confirmer cet engagement de m’avoir désigné pour organiser la résistance et l’Etat, cet engagement entre vous et moi-même, car je ne gouvernerai que la loi à la main ». Refusant en même temps tout autoritarisme et laxisme, il sanctionne sévèrement tous les manquements au devoir et pratique la miséricorde, la concorde, la réconciliation,  pour souder les liens sociaux. Son but était clair, il le précise « unir les algériens, apporter une sécurité générale à tous les habitants de ce pays, refouler et battre l’étranger qui a envahi notre patrie ». Il ne s’agissait pas seulement de se battre contre un agresseur, l’un des plus fortes armées de l’époque, mais en même temps de bâtir un Etat de droit,  de rénover une société sur la base de principes civilisationnels.

Si l’Emir Abdelkader était parmi nous aujourd’hui, il demanderait au monde arabe et musulman de se réformer en profondeur, afin de ne pas prêter le flanc, sachant que l’archaïsme de certaines pratiques et les errements de groupes fanatisés, sont les causes internes qui alimentent  la décadence et l’islamophobie. Le point faible des sociétés musulmanes nous dirait Abdelkader est politique. C’est d’injustice que se plaignent les citoyens. C’est au niveau politique, des libertés fondamentales, de la justice sociale et des rapports entre l’Etat et la société que les réformes décisives attendent d’être menées. Il ajoutera que l’absence de bonne gouvernance, de participation, de projet de société cohérent pose des problèmes d’avenir. Au centre de ce débat, l’école, la question des élites, celle des compétences et du capital humain. Il dirait que tant que l’on craint l’émergence de nouvelles élites, que l’on refuse les débats, on restera dépendants. Soumettre à la volonté de quelques-uns la masse des musulmans est un procédé qui ne peut plus fonctionner. Il remarquera que l’histoire des musulmans de notre temps est malheureuse dans la mesure, non pas où elle connaît, comme les autres, des avancées et des reculs, mais du fait que la fuite en avant persiste, et ne se manifeste pas la possibilité de tirer une leçon des impasses et paralysies. Cette possibilité s’appelle la démocratie. Le désespoir des nouvelles générations, la crise de confiance à l’égard des responsables, et le doute vis-à-vis d’eux-mêmes sont dus à la faiblesse des processus démocratiques. Si en effet, les Algériens ont fait de l’Emir Abdelkader l’un de leurs héros nationaux, c’est parce qu’il a été « le fondateur de l’Etat moderne algérien », au sens de l’Etat de droit et non d’un appareil à qui on confie le sort du peuple. Si nous voulons vraiment être à la hauteur de l’héritage de l’Emir c’est à l’Etat de droit  que l’on doit s’atteler.

Aux étrangers, notre héros qui n’appartient pas uniquement aux algériens, affirmerait qu’il avait toujours pour souci d’avoir prise sur la réalité en puisant dans sa foi, notamment en temps de guerre, considérée comme une action de légitime défense, s’appuyant sur un texte coranique cardinal : « Dieu n’aime pas les agresseurs ». Un combat dissuasif contre toutes les formes d’agression. Il expliquera que sa résistance n’a pas dégénéré, à contrario des armées d’occupation d’hier et d’aujourd’hui qui enfreignent les principes humanitaires, et à contrario des groupes qui prétendent résister à l’occupant en utilisant la violence aveugle et nuisent à ce qu’ils croient défendre. Sa guerre juste, imposée par les circonstances, ses ennemis le reconnaissent, a été exemplaire, tous les témoignages l’attestent. L’Emir disait : « la prise de conscience de la légitime défense et des antagonismes n’autorise pas à tomber dans l’extrémisme, pur aveuglement ». Il n’a jamais confondu entre hostilité et haine, entre l’armée coloniale et la religion de l’autre. En s’opposant à ceux qui voulaient tuer des chrétiens à Damas, il disait « la haine viole toutes les lois de l’Islam ». Comme cela nous a été si bien rapporté hier matin, en clamant le 10 juillet 1860 aux foules des musulmans excités «  Ö mes frères votre conduite est indigne » puis aux chrétiens pour les protéger « Ö chrétiens venez à moi, je suis Abdelkader l’Algérien, ayez confiance ! » il accomplit une vision politique éclairée d’avenir, sachant que s’il laisse faire les massacres non seulement c’est immoral, mais la violence appellera la violence. Il accomplit le sens de l’homme universel responsable et sage, ce qui attendu de l’humain. Il fait le lien entre soi et l’autre, et réalise dans l’épreuve de la différence la fraternité humaine, ce qu’il exprime ave éclat : «  c’est combattre pour une cause aussi saine que celle que nous avons combattu autrefois ». Il  soulignera que l’injustice, l’arrogance et les provocations que pratiquent les autres ne peuvent justifier la violence aveugle. L’exemplarité et l’équité bases du droit humain étaient sa règle, et non point la politique des deux poids et deux mesures qui domine aujourd’hui. Il dit dans une de ses prises de parole reprise dans une de ses lettres : « si mon frère, mon propre frère fautait, je le sacrifierai ». Avec clarté, il savait que la notion de guerre sainte n’existe pas, le petit djihad est la  guerre juste avec des conditions strictes y compris pour défendre l’autre. Dans ce sens, Il savait que sans el Ihsan, le grand djihad, la paix intérieure, la dimension universelle, il ne pouvait y avoir de paix extérieure. La vie et l’œuvre d’Abdelkader contredisent la propagande qui prétend que l’islam encourage ou suppose la violence et  porte atteinte aux droits humains. La question de la « violence » est de celle qui se situe au cœur des enjeux.

L’idée dominante dans le monde moderne, ne voit plus l’autre différent comme tel, mais comme une anomalie qu’il faudrait éliminer s’il résiste à ses normes, à l’hégémonie et au modèle imposé. Les protestataires, les contestataires, les dissidents,  qui refusent de s’aligner,  d’appliquer  les normes dominantes sont exclus. L’autre différent devient sous- humain, préhumain, infrahumain. Aucune règle, ni limites n’organisent le débat. Tout devient permis pour nier la différence. La guerre contre les résistants, les autres différents est déclarée comme celle de la civilisation contre la barbarie. L’amplification des contradictions de l’autre, sa manipulation, l’exacerbation des relations, constituent la stratégie de ceux qui s’inventent des ennemis pour assoire leur hégémonie. Cette ruse de la domination par le chaos,  provoque des crises qui alimentent, en termes de diversion, un état de violence. Sous prétexte de combattre la violence et d’instaurer les droits de l’homme, on entretient une situation  sauvage et de guerre permanente. Il ne semble pas que les « lumières » soient la caractéristique de notre époque, ni que les ténèbres soient le passé,  clair -obscur semble être la marque de l’histoire de l’humanité. La modernité des « droits de l’homme » n’a émancipé  l’humain des obscurantismes, de la société tribale, féodale, cléricale,  qu’au prix d’une dénaturation, dépolitisa¬tion et déshumanisation. Certes à titre individuel, pardonner l’impardonnable et  « tendre l’autre joue » nous dirait l’Emir a un sens éminemment élevé. Mais à titre collectif, en tant que peuple, cela n’a de sens que si tout est fait pour que l’injustice ne se propage pas et ne se renouvelle pas. La propagande moderne   propose un type de peuple  qui se laisse faire, abandonne son droit à la légitime défense, abandon de la vigilance, du discernement, au profit paradoxal de politiques qui excluent l’autre différent et pratiquent la violence systémique. La contre -violence, telle que l’autorise l’islam dans des strictes conditions, car la fin ne justifie jamais les moyens,  a pour but d’éviter que la violence destructive dégénère, il s’agit d’empêcher son extension et sa répétition.

S’il est impératif  que toute société doit avant tout fonctionner sur la base des  principes de paix, du droit, du pardon et des bienfaits de la miséricorde, on ne peut pas fonder une vie individuelle et collective sur le refoulement à la fois de la nécessité de la résistance, de l’adversité et du sens des responsabilités. Le peuple des temps modernes, pacifiste, abstrait, qui tend l’autre joue, bien loin d’en avoir terminé avec ses rapports conflictuels et ses conflits intérieurs, les refoule maladivement. Pour l’Emir, l’adversité, la tension, le conflit ou la dureté du monde, ne sont pas des accidents monstrueux qui arrivent par hasard et qu’il faut fuir. Ce sont des épreuves qu’il faut maîtriser et transformer, et c’est cela qui est en jeu et  permet à l’humain de s’élever en fondant les relations humaines sur le droit et le respect de la singularité. Il nous demande de toujours préférer ce qui  unit et fonde, plutôt que la prétention à se venger, à détenir le monopole de la vérité et d’opposer la notion de droit de l’homme à celle des peuples. La vérité n’a de sens que dans le partage. Pour l’Emir et pour toute pensée méditante et non calculante, l’usage de la force, la légitime défense, sont, dans certaines circonstances incontournables, reste à respecter scrupuleusement l’art de la contre-violence et les principes humains. Les plus grands sages de l’histoire de l’humanité de l’Emir Abdelkader au Mahatma Gandhi savaient  que la résistance, la contre-violence, l’usage de la force sont légitimes car toujours préférables à l’indignité.

L’Emir outré par la barbarie des fanatiques ignorants, ou celle des empires dominants et des guerres coloniales, auraient été  choqués par les guerres mondiales du xxe siècle, les génocides, le terrorisme des faibles et des puissants,  et les injustices de notre temps. Abdelkader savait que la culture de la dignité, du combat, de la résistance, de la bravoure, du sacrifice pour la juste cause,  loin d’être la particularité des seuls soldats, est une ligne naturelle dans l’histoire des sociétés musulmanes. Elle existe justement pour empêcher les excès, en mettant en place des règles humanitaires.   En droite ligne du monothéisme, de l’héritage prophétique et d’autres sagesses ou philosophies, il considère qu’il faut absolument réguler la violence et conditionner l’usage de la force, en respectant les droits humains.  Les courants qui traitent l’islam de religion violente,  paradoxalement sont souvent les mêmes qui soutiennent la propagande du choc des civilisations, les discours xénophobes  et  les guerres injustes. L’Emir savait mieux que personne que pour l’islam, la légitime défense fut codifiée par le Coran et le Prophète afin de ne pas favoriser le rapport du loup et de l’agneau. Il savait bien que durant le temps de la mission prophétique les actions de défense durant 23 ans n’ont coûté qu’une centaine de personnes tuées pour les musulmans et autant pour les polythéistes. L’histoire des religions et des empires, n’aura jamais enregistré de conquête de tant de territoires et de coeurs avec moins de pertes. Bien plus, la prise de la Mecque s’est faite sans aucune effusion de sang et a institué la pratique du pardon aux adversaires. Tout comme l’expansion de l’Islam naissant s’est faite sur la base de trois choix: -Ecouter, prendre connaissance de la Parole révélée et l’adopter librement. Garder son ancienne croyance monothéiste, préserver son autonomie et coutumes, et simplement payer l’impôt de compensation. -Refuser les deux premiers choix et se mettre en état d’hostilité. La plupart du temps, ce fut l’un des deux premiers choix qui fut adopté, l’Islam se présentant, le plus souvent, comme libérateur et égalitaire, comparativement aux systèmes en place à l’époque dans les autres contrées et cultures.

Pour Abdelkader mettre fin à la résistance et s’exiler, vu les rapports de force et le risque d’extermination de son peuple, a été pour lui l’acte le plus douloureux de sa vie et un chapitre sur lequel certains esprits simplistes peuvent polémiquer. Pourtant c’est bien à ce niveau que son sens de l’histoire, du droit humain et des peuples est éclatant. Ne voulant pas abandonner son peuple, il exprimera plus tard dans une de ses correspondances à l’évêque d’Alger « je ne pouvais me résoudre à descendre de mon cheval et dire un éternel adieu à mon pays. J’avais juré de défendre mon pays et ma religion jusqu’à ce qu’aucune force humaine n’y puisse plus suffire ». Cependant, au vu le mouvement de l’histoire à l’époque et l’abandon de la part de certaines tribus et pays, il précise après quinze années de résistance héroïque « je n’ignorais pas quelle serait l’issue plus ou moins tardive de la lutte, mais la conscience apaisée, je sais que le temps à l’échelle de l’histoire d’un peuple ne peut être que celui du rétablissement de la justice ». Il écrira un texte mémorable dans lequel il dit « tu as atteint ton but, Abdelkader, sois tranquille, ta nation revivra et le rameau de la guerre libératrice ressuscitera ». Vision prémonitoire un siècle avant l’inéluctable libération du territoire.

En conclusion, quelles leçons à tirer et perspectives pour demain ? « N’est irrésistible que ce à quoi on ne résiste pas », cette pensée  pourrait être sa parole, son conseil, il nous demandera de nous mettre en mouvement, en raisonnant, sans prétendre détenir le monopole de la vérité.  Les exigences d’aujourd’hui, Communiquer, prendre la parole, pour mettre fin à la confusion et à la désinformation au sujet de  la culture des peuples, éduquer les nouvelles générations aux droit humains et à la culture de la paix, prôner l’ouverture, l’hospitalité et en même temps appeler à la vigilance et enfin réaliser le  droit à la bonne gouvernance pour libérer et former un citoyen responsable, sont les priorités. Les tâches collectives qui attendent d’être assumée. Repenser le concept des droits de l’homme et des peuples, ainsi que l’ensemble des pra¬tiques sociales, éducatives, politiques, culturelles qui leur sont liés, dans la recherche  du vivre ensemble ;  au vu la mondialisation,  devrait être le travail d’accompagnement.

Le monde est soumis au risque de la déshumanisation et de la marchandisation, y compris de la religion, c’est à dire à la perte des valeurs Abrahamiques. Nous avons besoin les uns des autres; non point pour consoler les gens ou leur faire miroiter des illusions qui folklorisent la religion et la politique; mais les aider à assumer l’épreuve de l’existence, à préférer l’ouvert au fermé. Plus que jamais il faut apprendre à écouter et se comprendre pour vivre ensemble. Notre époque, plus que d’autres, est celle où il est urgent que le monde occidental et le monde musulman, tellement liés,  analysent leur devenir et renforcent leur relation sur la base du droit. La notion de droits humains  est vitale et contingente, mais cela ne doit jamais impliquer de renoncer aux droits collectifs, droit des peuples,  combat commun pour la dignité humaine dans le monde.  Car, après Auschwitz, Hiroshima,  le colonialisme rapace, le Goulag, les génocides, la violence aveugle  des puissants et des faibles, quel devenir se présage se demanderait l’Emir s’il était encore parmi nous? Il dirait qu’il y a  lieu de se demander si  l’humanité, au lieu de rechercher une nouvelle civilisation universelle,  n’a pas choisi la voie de son anéantissement.  Abdelkader appellerait partout dans le monde à la plus grande des vigilances pour défendre et faire revivre les droits fondamentaux.

Mustapha Cherif

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