La question du rapport à Autrui

Conférence prononcée à l’Université de Yale,

Connecticut, USA,

Le 28 juillet 2008

La question du rapport à Autrui

Par Pr. Mustapha Cherif

L’Amour du prochain est un beau principe, cependant, la réalité de notre temps est entachée de haine et de méconnaissance. Des incertitudes, des menaces et des dangers multiples guettent. Vouloir parler d’amour de Dieu et du prochain dans ce climat de nouvelle guerre de religion parait irréaliste et insolent. Vouloir imposer son « amour » à l’autre est une forme de haine de la différence. Après la deuxième guerre mondiale on disait « plus jamais cela », aujourd’hui la haine de l’autre, le fanatisme et la religiophobie semblent revenir en force. Prenant prétexte à la fois des actes monstrueux des extrémistes et des désespérés, qu’ils amplifient et manipulent, et exploitant les dérives des régimes islamiques et aussi refusant le droit légitime à la différence des discours dominants s’inventent un nouvel ennemi. Cette logique du désordre et du chaos cherchent à faire diversion aux problèmes politiques du monde. Cependant la haine est vouée à l’échec. Certains tentent de faire endosser à la religion les impasses de notre époque alors que ce sont des problèmes politiques. L’initiative pour le dialogue « Parole commune » a pour but d’éviter un jour fatal où on dira que « nous avons perdu les occasions d’éviter de sombrer dans le suicide collectif. »

L’Islam est méconnu. Tout d’abord au sujet de la reconnaissance réciproque, à notre avis, rien ne s’oppose à ce qu’un chrétien reconnaisse que le Prophète de l’islam soit un authentique prophète. Des passages de vos textes dans « les Evangiles » expriment clairement la possibilité de la prophétie après le Messie : « Au sujet de ceux qui prétendent à la prophétie, vous les jugerai à leurs fruits…les arbres bénies donnent des fruits bénies… » L’islam a orienté vers le vrai et donné tant de fruits. De plus, on considère que l’annonce du Prophète de l’islam est explicite chez le Messie, qui selon vos textes précise que « le consolateur, le paraclet, l’Esprit-Saint, que Dieu enverra, vous enseignera toutes choses et vous rappellera tout ce que je vous ai dit…. Cependant je vous dis la vérité : il vous est avantageux que je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, le consolateur ne viendra pas vers vous …J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter maintenant. Quand le consolateur sera venu, l’Esprit de vérité, il vous conduira dans toute la vérité ; car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu’il aura entendu, et il vous annoncera les choses à venir. » (Jean (Jean 14 :15-17, 26 et 16 :7, 12-14). Ainsi plusieurs éléments peuvent converger vers une hypothèse tout à fait envisageable différente de la tradition chrétienne, concernant la « personnalité » du paraclet. C’est fondamental, car selon « les évangiles » un paraclet devra venir, cela apparaît comme un impératif après le départ du Messie, et parlera au monde entier. Il ne parlera pas de son propre chef. Le Saint-Esprit pour les musulmans est identifié à l’Archange Gabriel apportant la parole divine. Dans une lecture musulmane de ce texte, on observe que le Prophète atteste des messages divins antérieurs comme celui du Messie. Il transmet le message à travers le Livre saint des musulmans le Coran, Parole pure et incréé de Dieu, descendu comme rappel final qui demeure éternellement pour l’humanité jusqu’à la fin des temps. Le « Paraclet » dans son explication chrétienne ne correspond pas fidèlement aux caractéristiques et aux fonctions annoncées par l’Evangile et l’Ancien Testament. Les musulmans considèrent que le Prophète correspond parfaitement à la description.

Il est vital d’expliquer à nos frères chrétiens quelle est la réponse que donne l’islam aux questions fondamentales. La question du rapport à l’autre, à autrui différent est la question fondamentale, pas seulement une question fondamentale. Il s’agit du vivre ensemble, des conditions de la paix ou de la guerre, de l’oppression ou de la liberté pour réaliser la civilisation ou sombrer dans la barbarie. C’est à ce niveau que se situent les enjeux. Pour l’islam tant que nous ignorons l’idée d’un Tiers, principe suprême, d’une vérité universelle au dessus de toutes les vérités, c’est-à-dire l’idée de l’Infini, de l’Absolu, l’Un Vivant, l’Unique, Celui à qui rien ne ressemble, nous risquons de rester fermés à l’autre et à une part importante de notre expérience humaine. « Rapport à l’autre, au voisin, notre prochain » implique qu’on ait une vision claire de ce que c’est « l’humain ». Le dépassement de soi s’accomplit principalement dans le rapport à l’autre. Certains au vu des traditions fermées savent que la religion peut constituer une borne et une source d’intolérance. Mais cela peut aussi et surtout ouvrir des possibilités incomparables de respect des droits de l’autre. On peut dire avec l’islam, qu’après le droit à la vie base des droits : le premier droit de l’homme c’est d’adorer Dieu. Pour l’islam, la question du rapport à l’autre et du respect de ses droits humains exprime les enjeux de la destinée humaine. Dans la vision de l’islam, pour pouvoir « adorer Dieu », se rapporter à l’infini il faut ne pas être opprimé, ni opprimé l’autre. Par l’articulation entre les droits de l’individu et de la communauté, entre les droits de soi et de l’autre, entre les droits de Dieu et de l’homme, le sens fait signe. L’Autre est indispensable à ma vie, au point où le Prophète dit un jour à ses compagnons : « l’Archange Gabriel a tellement insisté sur le respect du voisin, que je me demandais s’il allait être concerné par l’héritage ». Pour l’islam, nous sommes mis à l’épreuve dans le rapport à l’autre. C’est l’ouvert, l’accueil, qui doivent caractériser le premier mouvement de mon rapport à l’autre. L’objectivité exige de garder en vue un deuxième mouvement celui de la vigilance, afin de ne pas devenir otage de l’autre. L’islam considère que l’être humain, sans être abandonné, est mis à l’épreuve, en particulier face à trois dimensions fondamentales : le temps, la révélation et la diversité. De ce fait le Coran intervient pour responsabiliser et soutenir l’humanité et lui expliquer l’origine et le devenir.

Le vivre ensemble, les droits humains et l’humanisme, ces concepts logiques, sont aujourd ‘hui des notions en crise, voire manipulées, car fondées parfois sur une vision unilatérale, simpliste et confuse de l’homme et de l’idée d’autonomie de l’individu. Il faut s’assurer que la question des droits humains ne soit pas définie à partir des seuls postulats, d’une seule culture, mais à partir des paradigmes de toutes les religions et cultures en présence. Nos sociétés modernes sont menacées par l’oubli du sens de la communauté articulé au besoin d’autonomie de l’individu ; du sens de l’ouvert articulé au sens de la vigilance ; et enfin du sens de la diversité articulé à celui de l’unité. C’est cela que l’islam rappelle. Les temps modernes se sont engagés dans une impasse d’un monde livré aux formes outrancières de l’autonomie de l’individu, coupé du sens, d’un individu coupé de sa communauté, un être isolé. Les traditions fermés au contraire mettent l’accent sur l’être commun en négligeant l’individu. L’oubli de l’être commun ou de la singularité de l’autre réduit l’humain.

L’Islam se veut la civilisation de l’hospitalité et de la vigilance et de l’humain lieu-tenant de « Dieu » sur terre. Pour l’islam, nous ne cesserons pas d’être en défaut tant qu’on n’est pas portés par le mouvement de la responsabilité, de l’être commun, sans pour cela oublier l’enjeu de l’autonomie individuelle. La  » communauté humaine » est fondée sur l’origine commune et le devenir commun. L’islam ultime message révélé, en premier lieu responsabilise, accomplit et rappel les messages antérieures. Il vise avant tout l’universel. La dernière phase de l’histoire du Salut et de l’humanité, se présente comme dépassement, ce qui n’est pas annulation. D’où que le musulman devrait être le mieux placé pour s’ouvrir aux autres ; pas de contrainte en religion, dialogue avec eux de la meilleure façon, tu n’est point un oppresseur, croit qui veut, sont les dimensions coraniques de l’ouvert. D’un autre côté, il y a en équilibre des versets qui appellent à la vigilance et qui s’insurgent contre les formes multiples d’idolâtries et la culture nihiliste ou prométhéenne de l’oubli du Divin. Le Prophète, par ses paroles et ses actes, a porté à un niveau jamais atteint, afin que la religion et la politique humanisent et ne déshumanisent pas, responsabilisent et n’aliènent pas, rassemblent et ne divisent pas.

Comme les compagnons du Prophète, puis les penseurs, la plupart des musulmans savent que le Coran et la sunna nous disent que les droits humains dépassent les droits divins. La religion est venue pour l’humain, pour le libérer, le responsabiliser, le civiliser, l’humaniser et non point l’oppresser ou l’accabler. La dernière sourate du Coran s’intitule Nass, l’humanité. Le dernier mot du mashaf le corpus est Nass, ce qui signifie que le Message a pour but de favoriser l’humanité et le vivre ensemble. Avec les sages ont peut dire que Le tort que l’on a peut faire aux lois d’origine religieuse est provoqué davantage par ceux qui veulent en assurer le triomphe par des moyens qui ne sont pas appropriés que par ceux qui les combattent. Les extrémismes de toutes les religions perdent de vue le projet spirituel libérateur, qui fonde la liberté, la conscience et la dignité de l’autre. Pour l’islam cela va de soi que l’humain est capable de vrai, de beau et de juste. L’idée d’homme pieux et vertueux est au centre du Message, pour former à la fois un individu ouvert à l’être en commun et vigilant. Le vertueux est celui qui ne méprise personne.

En complément au mouvement premier de l’ouverture, avoir prise sur la réalité en puisant dans sa foi, notamment au temps de l’adversité, c’est pratiquer la vigilance et la légitime défense, en cas d’aggrésion, s’appuyant sur un texte coranique cardinal : « Dieu n’aime pas les agresseurs ». Une posture dissuasive. La résistance au temps du Prophète et des époques de nombres de pouvoirs islamiques n’a pas dégénéré, à contrario des armées d’occupation d’hier et d’aujourd’hui qui enfreignent les principes humanitaires, et à contrario des groupes qui prétendent résister à l’occupant en utilisant la violence aveugle et nuisent à ce qu’ils croient défendre. La guerre juste, du temps du Prophète, imposée par les circonstances, a été exemplaire, tous les témoignages l’attestent. On ne doit jamais confondre entre hostilité et haine. La notion de guerre sainte n’existe pas, le petit djihad est la guerre juste avec des conditions strictes. Dans ce sens, sans el Ihsan, le grand djihad, la paix intérieure, il ne peut y avoir de paix extérieure avec ses voisins. La contre -violence, telle que l’autorise l’islam dans des strictes conditions, car la fin ne justifie jamais les moyens, a pour but d’éviter que la violence destructive dégénère, il s’agit d’empêcher son extension et sa répétition.

Les courants qui traitent l’islam d’intolérant et de religion violente, sont souvent les mêmes qui soutiennent la propagande du choc des civilisations, les discours xénophobes et les guerres injustes. Pour l’islam, la légitime défense est codifiée par le Coran et le Prophète afin de ne pas favoriser le rapport du loup et de l’agneau. Il faut savoir que durant le temps de la mission prophétique les actions de défense durant 23 ans n’ont coûté qu’une centaine de personnes tuées pour les musulmans et autant pour les polythéistes. L’histoire des religions et des empires, n’aura jamais enregistré de conquête de tant de territoires et de coeurs avec moins de pertes. Bien plus, la prise de la Mecque s’est faite sans aucune effusion de sang et a institué la pratique du pardon aux adversaires. L’expansion de l’Islam naissant s’est faite sur la base de trois choix: -Ecouter, prendre connaissance de la Parole révélée et l’adopter librement. Garder son ancienne croyance monothéiste, préserver son autonomie et coutumes, et simplement payer l’impôt de compensation. -Refuser les deux premiers choix et se mettre en état d’hostilité. La plupart du temps, ce fut l’un des deux premiers choix qui fut adopté, l’Islam se présentant, le plus souvent, comme libérateur et égalitaire, comparativement aux systèmes en place à l’époque.

Il n’y a pas de paix sans justice. Le monde est soumis au retour de la haine de l’autre, au risque de la déshumanisation et de la marchandisation, y compris de la religion, c’est à dire à la perte des valeurs Abrahamiques. Aujourd’hui que nous sommes tous pris dans le même mouvement du monde, nous avons besoin les uns des autres; non point pour faire disparaître les différences, consoler les gens ou leur faire miroiter des illusions qui folklorisent la religion et la politique; mais aider à assumer l’épreuve de l’existence, à préférer l’ouvert au fermé. Plus que jamais il faut apprendre à écouter et se comprendre pour vivre ensemble. Notre époque, plus que d’autres, est celle où il est urgent que le monde occidental et le monde musulman, liés, par un socle commun et en même temps porteurs de deux versions divergentes de l’humain, analysent leur devenir et renforcent leur relation sur la base du droit. Car, il y a lieu de se demander si l’humanité, au lieu de rechercher une nouvelle civilisation, n’a pas choisi la voie de son anéantissement. On doit appeler partout dans le monde à la plus grande des vigilances pour défendre et faire revivre les droits fondamentaux d’autrui. Les musulmans authentiques ne renonceront pas à témoigner en toutes circonstances. Dieu n’aime pas ceux qui disent et n’agissent pas.

Mustapha Cherif

3 réflexions au sujet de « La question du rapport à Autrui »

  1. faycal

    bonjour ,
    le plus important pour tout croyant est DIEU et la manière de se rapprocher de lui n’est qu’un choix . se rapprocher de Dieu est le but pour tout etre humain pour lui prouver sa grandeur et nourrir son ame.
    l’etre humain est arrivé à un stade qui depasse certaines manières archaiques ou l’accent est mis sur la façon de faire plutot que sur le devouement lui meme.
    notre siècle n’est pas special aux musulmants mais à l’etre humain nul ne detient la parole de verité et seul notre comportement prouve notre respect à Dieu.Il est misericordieu , clement , tolerent il a donné la VIE et nul homme ne peut se substituer à sa grandeur.il a envoyé à chaque cycle un messager pour s’adapter à l’ évolution du temps il n’a jamais abondonné son humanité pourquoi le ferait il maintenant ??

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